[AUDIO_VIDE] Eric Chareyron, directeur de prospective, modes de vie et mobilité dans les territoires, groupe Keolis. Souvent, la mobilité, on la voit surtout en ce moment, à travers l'offre des nouvelles solutions de mobilité qui pourraient être proposées au citoyen. Donc, c'est souvent l'aspect technique qui prime. On parle des solutions nouvelles, de covoiturage, de transport souple, de services en tout cas, qui pourraient être mis à la disposition des citoyens. Et puis, de l'autre côté, il y a des besoins de mobilité des individus dans leur diversité, c'est comment ces besoins évoluent. Donc, c'est en essayant d'avoir, on va dire, la vision la plus objective de l'évolution de ces besoins et non pas d'estimer que tout le monde va aller dans le même sens. Je vous donne un exemple. Si on prend les gens qui travaillent, je le rappelle, dans les pays de la vieille Europe entre guillemets, mais en France, il n'y a qu'un adulte sur deux de plus de 25 ans qui travaille. D'une part, quand on parle de coworking, quand on parle de télétravail, il faut d'abord savoir que même si ça se développe, il y a aujourd'hui beaucoup de métiers qui vont créer beaucoup d'emplois dans le futur, si on prend les besoins à la personne, si on prend effectivement les gens qui travaillent dans la logistique, dans le transport routier de marchandises, ou dans la restauration, dans le tourisme, qui ne vont pas pouvoir télétravailler. Donc, cela veut dire qu'il faut appréhender en tout cas un monde qui est de plus en plus complexe, et qui ne correspond pas forcément à un schéma dominant d'organisation, tel qu'on a un peu tendance à le voir, mais de la même manière, qu'il faut appréhender les besoins des plus de 75 ans. On a à faire face à une véritable transition démographique. Il se trouve que depuis l'an 2000, dans un pays comme la France, mais partout dans l'Europe, les plus de 75 ans ont augmenté de 40 %. Ce qui veut dire qu'aujourd'hui, dans un pays comme la France, il y a plus de personnes de plus de 75 ans que la totalité des collégiens et des lycéens. Ce qui veut dire bien évidemment que leurs besoins spécifiques doivent être en mobilité, doivent être analysés avec finesse, parce que ce ne sont plus les 75 ans d'il y a dix ans. C'est une nouvelle génération qui arrive, qui n'a pas envie d'être mise dans une catégorie particulière, qui n'a pas envie d'assumer, parce qu'on est dans une société du déni du vieillissement, du déni de la perte de performance. Donc, il faut paraître plus jeune que l'on est, et donc il va falloir qu'on soit attentif à ces besoins, sans forcément stigmatiser entre guillemets, ou ce qui pourrait paraître stigmatisant, comme solutions à proposer à ces personnes-là. Et puis, prenons un troisième exemple pour terminer. Dans ces besoins de mobilité, quand on regarde la mobilité qui va d'un territoire à l'autre, vous avez plus de la moitié des déplacements aujourd'hui d'une ville à l'autre. Ce n'est pas un motif professionnel. Ce n'est pas un motif pour aller à un congrès, alors qu'on ne voit que cela. C'est quoi, la mobilité aujourd'hui? C'est de la mobilité affinitaire. Plus de 60 % des gens qui vont passer une nuit au sein de notre pays, c'est d'abord pour aller voir de la famille, pour voir des amis, pour une fête, etc. Et cette dimension-là, par exemple, qui est un besoin très fort, elle est sous-estimée, alors qu'elle ne correspond pas nécessairement à ce que l'on a l'habitude de concevoir comme solution de mobilité pour répondre au besoin d'échange d'une ville à l'autre. La preuve, notamment dans certains pays, les dessertes de week-end, les dessertes de soirées, sont totalement ou assez souvent ignorées. Donc, on voit bien que d'un côté, il y a des solutions techniques, et de l'autre côté, il y a l'évolution des besoins, là j'ai pris quelques exemples, qui montrent bien que c'est un enjeu fondamental. [AUDIO_VIDE] Alors, il y a quelques points sur lesquels on pourrait insister. Premièrement, c'est qu'il faut impérativement qu'on complète l'analyse en flux, avec une analyse en individus. On est complètement formaté pour tout analyser en termes de flux. Et on n'arrive pas à voir que derrière des flux, derrière ces statistiques, il y a des individus. Comme on est dans un monde qui est de plus en plus désynchronisé spatialement et temporellement, nous avons en fait, sur chaque type de liaison où on observe des flux, un nombre de personnes différentes, qui l'assurent, cette liaison-là, de plus en plus important. Je vais prendre un exemple qu'on a avec les opérateurs téléphoniques, entre une grande ville comme Rennes, 450 000 habitants, et Vitré, 25 000 habitants. Vous avez 800 personnes dans les flux de l'INSEE, l'Institut national de la statistique, qui habitent Vitré et qui vont travailler sur la métropole de Rennes. Quand on suit les traces mobiles, en essayant d'imaginer d'affecter l'appareil, on suit des appareils, on ne suit pas que des traces. En fait, on se rend compte que sur une journée, il y a près de 2 000 appareils qui sont supposés être possédés par des habitants de Vitré, et qui vont sur la métropole de Rennes. Il y en a à peu près 2 000 chaque jour. Mais au bout de la semaine, c'est 6 000 personnes différentes. Au bout d'une quinzaine, c'est 11 000 personnes différentes. Et au bout d'un mois, c'est 16 000 personnes différentes. Ce qui veut dire qu'il y a 60 % des personnes qui habitent Vitré et qui sont allées au moins une fois dans le mois dans la métropole de Rennes. Et donc, on voit bien qu'il est absolument fondamental de séparer d'une part ce qui est des flux des individus. Autre aspect, on voit toujours ce qu'on appelle l'heure de pointe. Et on a l'impression qu'on a affaire à une marée de gens, mais on voit en fait des gens qui arrivent. On ne se rend pas compte que dans un métro, qu'on soit à Lyon ou à Strasbourg, il y a 35 % des gens qui sont présents à l'heure de pointe du lundi matin qui sont remplacés par exactement le même nombre le mardi matin, mais on ne le voit pas. On parle toujours de pendulaire, comme si mécaniquement, nous avions des gens qui le matin partaient, revenaient le soir, et le lendemain, faisaient le même mouvement. On n'est plus dans la réalité. C'est comme les coefficients de marées. Le coefficient de marée, il est le même entre la haute mer du matin et la haute mer du soir, mais les gouttes d'eau qui les composent ne sont pas les mêmes. Nous, on voit la marée, on voit le niveau, on ne voit pas les individus qui sont derrière. Donc, c'est vraiment un enjeu absolument essentiel de comprendre ça. Le deuxième, c'est que derrière les statistiques des flux, il y a les gens, et ces gens, ils sont divers. Il faut impérativement, l'enjeu essentiel, c'est de comprendre la pluralité des individus, la montée des fragilités, les fragilités cognitives. Je ne maîtrise pas forcément la langue, mais je suis dans une société où ça m'est très difficile de le reconnaître. J'ai des difficultés physiques parce que grâce aux progrès de la médecine, je vis peut-être avec un diabète, je vis peut-être en ayant eu un infarctus, en ayant eu une chimiothérapie, qui m'a laissé des séquelles, en ayant eu, je dirais une ablation d'organes, et je vis après une trithérapie qui me fatigue, qui me fait perdre de la tonicité, mais je suis dans une société où je ne vais pas l'avouer. Donc là, je prends l'exemple de la fragilité, mais la pluralité des individus, elle est essentielle, de la même manière qu'on est obligé de prendre en compte la pluralité de l'usage du digital. Posséder un smartphone, ça ne veut pas dire qu'on l'utilise tous de la même manière. Il y a des gens qui vont l'utiliser essentiellement, à peu près la moitié, pour de la photo, pour le film, la musique, les jeux, mais pas du tout pour des applications utilitaires. C'est trop compliqué, ce n'est pas adapté, ça bouge tout le temps. La moitié. Si on ne prend pas en compte ça, on a l'impression que tous les gens qui ont un smartphone vont être à l'aise avec les applications numériques. Non. Donc, il faut prendre, et c'est important, il y aura un décalage en fait, en permanence, entre les gens qui auront compris tous les usages, les doigts dans le nez, un digital, c'est le doigt, donc qui seront en quelque sorte très à l'aise avec ça, et puis de l'autre côté, les gens qui auront toujours un train de retard, qui trouvent que ça manque d'accompagnement. C'est une deuxième élément essentiel. Le troisième élément essentiel, c'est de comprendre l'interpénétration du territoire. C'est-à-dire qu'une ville, aujourd'hui, on a étudié 13 métropoles avec les traces mobiles, un habitant d'une métropole, c'est un visiteur par semaine. Donc, une métropole de 500 000 habitants, c'est plus de 600 000 personnes qui viennent se déplacer au moins deux heures, passer au moins deux heures dans cette ville-là. Donc, cette interpénétration-là, elle est absolument essentielle. Le quatrième point, c'est que bien évidemment, il faut suivre la mobilité des gens sur le temps long. C'est-à-dire que comme la mobilité est de plus en plus désynchronisée, les modes de travail changent, il y a de plus en plus de gens qui ne travaillent pas, la montée des études supérieures, on va changer dans le rythme. Si on veut proposer des solutions alternatives à la possession d'une voiture en solo, il faut comprendre la mobilité sur un temps long, parce que la seule solution qu'on aura pour décrocher les gens de la liberté que procure aujourd'hui, dans beaucoup de coins des territoires, cette liberté absolue, il faut qu'on soit capable de leur offrir le choix de ne pas avoir cette voiture-là, en leur combinant une solution de mobilité. Mais pour ça, c'est sur un mois qu'il faut penser la mobilité, c'est sur un an, parce que les besoins, l'année n'est plus une succession de 365 jours types. Donc, voilà quelques exemples qu'on pourrait donner sur des enjeux absolument importants. On s'est rendu compte qu'il y a un écart important entre le déclaratif et la réalité. Donc, nous avons des ethno-sociologues qui vont accompagner des parcours de gens pour voir un peu où se posent les difficultés et quel est l'écart entre ce que les gens répondent et la manière dont les gens font. Ensuite, nous essayons de le partager. C'est-à-dire que nous sommes dans une logique de construction d'un discours, pour essayer de décoder notre environnement, et nous le partageons, alors que ce soit avec des organismes universitaires, mais que ce soit avec les autorités organisatrices, les agences urbanistes, on met à disposition ces éléments de réflexion, non pas dans une position d'expert et de sachant, en disant tout simplement que nous aussi, on s'est trompés. On est tombés dans tous les pièges qu'il pouvait y avoir, les pièges, et sont faites pour qu'on tombe dedans, on essaie de rectifier le tir et on essaie de soumettre un peu les réflexions et des préconisations, pour essayer de bâtir quelque chose qui corresponde un peu mieux aux souhaits et à la diversité des citoyens. [AUDIO_VIDE] Et ça, on est avant, c'est la génération du baby boom dans cette tranche d'âge là. Donc, bien évidemment, on est en plein dans la planification en disant, il y a quand même une antinomie complète entre d'une part la recherche d'efficacité apparente qui consisterait à dire, on élargit les points d'arrêt parce que maintenant, on ne fait plus des zones d'arrêt distantes de 400 mètres ou de 700 mètres, de dire, on va redresser les itinéraires et de l'autre côté, un certain nombre de personnes dont la jauge énergétique pour la journée va être progressivement limitée, et que si nous n'accompagnons pas dans les mobilités les cheminements piétons en installant des bancs par exemple, qui vont permettre de recharger la jauge énergétique, des personnes en situation de fragilité, pour qu'elles aient toujours envie de se déplacer. Parce que si la jauge énergétique que vous avez en début de journée, elle est complètement pompée par la difficulté que vous avez à faire la mobilité, parce que sur les trajets piétons, il n'y a rien pour s'asseoir, bien évidement il ne reste plus rien pour l'activité sociale. S'il ne reste plus rien pour l'activité sociale, je ne me déplace plus. Donc, il est absolument indispensable d'anticiper cette vie où demain on devra accueillir de plus en plus de personnes qui sont différentes, qui sont fragiles. C'est tout le principe de la ville intelligente. D'ailleurs, je n'aime pas le concept de ville intelligente, on devrait parler de territoire intelligent, puisqu'en fait il n'y a pas d'un côté des villes et de l'autre côté des communes qui ne le seraient pas. Mais dans ces territoires intelligents, comment elles doivent devenir, comment les gens dans leur diversité peuvent y vivre de manière heureuse. Donc, on essaie effectivement d'accompagner modestement ce mouvement-là. Oui, alors la première, c'est de comprendre cette diversité et de l'intégrer. Je crois que le premier piège, c'est qu'on fait trop confiance à ce que l'on voit. C'est-à-dire que, bien évidemment, on voit un certain nombre de choses, on va voir, là prochainement, enfin aux vacances de février, on va voir plein de gens qui vont prendre leur voiture ou le TGV pour accéder sur les stations de sports d'hiver. Bon, au mois de février, il y a moins de 15 % de la population qui part, mais 40 % des cadres supérieurs, mais si je suis français, beaucoup plus en Île-de-France. Donc bien évidemment, on a une tendance un peu à analyser la réalité à travers des choses que l'on perçoit intuitivement visuellement. Mais ce n'est pas tout à fait la réalité. Donc il y a vraiment, c'est bien décodé, la manière dont cela se passe, ne pas sous-estimer [INAUDIBLE]. [AUDIO_VIDE] Comment les personnes se les approprient, comment elles doivent être déclinées. Si je reviens dans les solutions de mobilité à quelque chose qui est un peu classique, qui est l'organisation d'un réseau de transport ou de lignes, etc. Il fut un temps où les consultations publiques, c'est un peu un point de passage obligé, il fallait y aller. Aujourd'hui il est essentiel, dans une société où il y a une montée des exigences, où le collaboratif et la co-construction ne doivent pas être des vains mots, il faut impérativement qu'on arrive à non pas seulement être des experts des solutions de mobilité, mais à être des experts de l'intégration des demandes citoyennes à l'intérieur des solutions de mobilité. C'est-à-dire qu'il faut qu'on soit suffisamment souple pour pouvoir accompagner les collectivités en disant un projet tel qu'il est là, on est capable d'intégrer 60 % des demandes émises par les citoyens et les associations pour l'améliorer. Et non pas être sur notre Aventin, comme on le faisait quelquefois un peu avant, en disant voilà on y passe, bon les gens disent leur truc et puis on va leur dire comment s'en passer, comment faire autrement. Et je pense que ça, aujourd'hui, ce n'est vraiment plus possible, dans cette construction de territoire intelligent et dans le succès d'une politique de mobilité à moyen et long terme. Donc c'est un peu ça, et puis penser, à mon avis c'est essentiel, arrêter de penser en silos. Il n'y a pas d'un côté la voiture autonome, la navette autonome, les taxis groupés et machin. Comment on pense un bouquet de mobilités, avec un seul objet, comment on va permettre aux gens des métropoles? On va leur offrir le choix de ne pas avoir de première voiture. Comment on va faire en sorte que dans les villes moyennes ou dans les périphéries des grandes villes, comment on fait en sorte que les gens aient le choix de ne pas avoir de deuxième voiture? Et comment faire en sorte que dans les territoires périurbains ou ruraux, comment faire en sorte que la nouvelle génération ne soit pas découragée d'utiliser des solutions alternatives à la voiture parce que on n'aura pas répondu à leurs besoins essentiels de mobilité quand ils sont en phase d'adolescence? Ces besoins-là ne se résumant pas seulement à aller à leur établissement d'enseignement, mais aussi à sortir le vendredi et le samedi soir et pendant les jours de vacances scolaires, à répondre à leur demande affinitaire éventuellement d'un village à l'autre, parce que mon copain de classe ou ma copine de classe que j'ai en première, elle habite peut-être à 30 km et qu'on peut aller les uns chez les autres. Donc là, c'est absolument essentiel d'avoir ça en ligne de mire et de construire des solutions de mobilité qui intègrent un peu toutes les briques entre elles. Et à mon avis, c'est avec ça qu'on arrivera à contribuer au succès des solutions de mobilité pour demain.