[MUSIQUE] [AUDIO_VIDE] Avant de clore ce chapitre, penchons-nous maintenant sur un aspect important de la philanthropie : son caractère contesté, voire polémique, qui laisse rarement indifférent. Lorsque l'on consulte les différents ouvrages qui traitent de philanthropie, les préférences idéologiques de leurs auteurs sont souvent très visibles, au détriment d'éléments factuels. Je vous propose d'explorer les deux principaux débats que soulève la philanthropie aujourd'hui, même s'ils sont déjà anciens. Il s'agit des rapports qu'elle entretient, avec l'État d'une part, et avec le capitalisme d'autre part. Le premier débat est vieux comme le monde, il concerne les rôles respectifs de l'État et de l'initiative privée dans la poursuite de l'intérêt général d'une nation. La philanthropie repose sur une conception pluraliste de l'intérêt général. Même si l'État est garant de celui-ci, il n'en a pas le monopole et peut laisser une place à la société civile, dont les associations, les fondations et leurs donateurs font partie, pour y contribuer. Dans son ouvrage pionnier de 1980, intitulé Traité des fondations d'utilité publique, Michel Pomey, fondateur et premier directeur de la Fondation de France, affirmait que la philanthropie ne pouvait s'épanouir durablement que dans le cadre de démocraties libérales où l'état de droit et la propriété privée sont respectées, avec des règles juridiques et fiscales lisibles et stables. Il remarquait en effet l'absence totale de fondations dans les régimes socialistes et communistes, et leur essor dans les régimes plus libéraux, où chaque citoyen est considéré comme un individu libre et responsable de contribuer au bien commun, comme l'avait remarqué Alexis de Tocqueville dans son analyse des États-Unis d'Amérique. En France, comme nous l'avons vu dans une précédente vidéo, nous avons hérité d'une conception volontariste de l'intérêt général, a priori assez méfiante envers l'initiative privée. À la suite de Jean-Jacques Rousseau, beaucoup ont vu dans l'autorité centrale de l'État l'expression de la volonté générale du peuple, transcendant ainsi les intérêts particuliers. De cette méfiance est né un encadrement par l'État de la philanthropie. Cela dit, même dans un pays ayant connu des régimes absolutistes et centralisés comme la France, l'État a toujours laissé l'initiative privée prendre en charge certains plans de l'intérêt général, devançant les politiques publiques en matière de santé, de logement ou d'éducation. Au lieu de l'interdire, les gouvernements ont cherché à encourager la philanthropie et à la guider pour compléter leur propre action, voire pour financer les grands musées nationaux ou les universités publiques. En France, si une partie de l'opinion et de l'administration reste méfiante vis à vis de l'argent privé, la philanthropie a rarement été aussi encouragée par l'État qu'à notre époque, comme nous l'avons vu dans nos vidéos portant sur le droit et la fiscalité. Néanmoins, depuis quelques années, plusieurs signaux faibles témoignent d'un possible durcissement des États contre la philanthropie. En France, le contexte de crise et les tensions budgétaires viennent réveiller la méfiance historique envers l'initiative privée. De récents projets de loi de finance ou d'instruction fiscale ont proposé de restreindre ou de supprimer les réductions d'impôts pour les dons. De nombreuses associations se sont vues refuser leur éligibilité à produire des reçus fiscaux pour leurs donateurs et les contrôles de l'administration se font de plus en plus fréquents. En Angleterre, l'administration vient de durcir les conditions dans lesquelles les associations et les fondations peuvent chercher et démarcher des donateurs individuels. Dans certains pays, la situation est plus grave puisque certains gouvernements interdisent les acteurs philanthropiques. En 2015, le réseau Open Society Foundations de George Soros a été déclaré indésirable par le gouvernemet russe. Face à des cas exceptionnels, comme la fondation Bill et Melinda Gates, qui possède un budget supérieur à ceux de nombreux états en matière de santé, la philanthropie est parfois considérée comme un contre-pouvoir subversif pour la souveraineté des états-nations. Attention néanmoins à ne pas surestimer le pouvoir des philanthropes, et minimiser celui des États, dont les budgets et les moyens de contrainte restent sans commune mesure avec les initiatives philanthropiques. Le deuxième grand débat est lié au précédent : il concerne la dépendance mutuelle entre le capitalisme et la philanthropie. En effet, pour prospérer, la philanthropie n'a pas seulement besoin d'institutions comme l'état de droit, le respect de la propriété privée, ou une fiscalité incitative. Elle a aussi besoin de ressources financières à redistribuer. Par sa nature volontaire, la philanthropie nécessite que les donateurs puisent dans leurs excédents une fois leurs besoins primaires satisfaits. Elle dépend donc de la richesse produits par l'économie capitaliste pour exister. Inversement, le capitalisme a aussi besoin de la philanthropie pour prospérer. Comme le souligne l'économiste Zoltan Acs à propos du capitalisme américain : la philanthropie peut jouer un double rôle pour en corriger certains défauts. D'abord, elle réduit les excès d'accumulation propres à l'ordre capitaliste en redonnant une partie de cette accumulation à la société, on parle de give-back, ce qui permet de rendre le capitalisme acceptable et d'en assurer la stabilité. Deuxièmement, elle permet aussi de financer l'innovation sociale, ainsi que des activités non rentables à court terme, comme l'éducation ou la recherche, mais qui produiront la croissance et la richesse de demain. C'est d'ailleurs avec ces arguments que la philanthropie est régulièrement critiquée par des intellectuels qui, à la suite de Marx ou de Gramsci, voient la philanthropie comme un moyen utilisé par l'élite économique pour justifier sa position dominante et le système qui lui a permis de s'enrichir. En identifiant des problèmes sociaux complexes et multiformes, les philanthropes remplacent la rhétorique de la lutte des classes par une pacification des rapports sociaux, reposant sur l'action volontaire. Pour le sociologue Nicolas Guilhot, la philanthropie est un symptôme des perturbations de l'ordre social créées par le capitalisme. À chaque grande mutation correspond selon lui une montée en puissance d'une nouvelle philanthropie, dessinée par les gagnants du jeu capitaliste : grands industriels au tournant du XXe siècle, financiers et entrepreneurs du web aujourd'hui. L'une des critiques majeures de la philanthropie est qu'elle accroît le pouvoir des riches dans notre société. Les dons financiers permettent en effet de soutenir des causes et des projets très différents. Contrairement à un financement obligatoire via un impôt, ce sont donc les causes choisies volontairement par les donateurs qui prospèrent. Celles qui plaisent aux citoyens les plus riches vont donc être amplement financées, alors que les plus modestes n'auront pas le même impact avec leurs dons. De plus, la plupart des systèmes d'incitation fiscale n'établissent pas de priorité parmi les causes éligibles et leurs avantages concernent les donateurs qui payent des impôts. Ainsi, faire un don à l'université de Harvard ou au MoMA (Museum of Modern Art) octroie les mêmes avantages fiscaux que soutenir une association de lutte contre la pauvreté. Le politologue Rob Reich suggère de limiter ces avantages fiscaux aux seules causes qui permettent de réduire la misère ou les inégalités, et d'exclure ainsi les dons qui servent principalement aux intérêts de l'élite. Il existe également un débat autour du financement des partis politiques et des think tanks, par lesquels les citoyens les plus fortunés peuvent exercer une influence non négligeable sur l'agenda politique des gouvernements, sans avoir à rendre de comptes aux électeurs. Certains pensent que la philanthropie transforme la démocratie en ploutocratie, et renforce ainsi les inégalités sociales. Vous l'aurez compris, la philanthropie n'est pas un sujet neutre et consensuel. Elle a de nombreux critiques, mais aussi d'ardents défenseurs. Pour certains, la philanthropie accroît le désengagement de l'État et sape son autorité, renforce les inégalités et empêche toute alternative au capitalisme. Pour d'autres, la philanthropie fait appel à ce qu'il y a de meilleur en l'homme : elle soutient le pluralisme et l'innovation, elle crée du lien social et contribue à une société plus libre et responsable. Nous espérons que ce MOOC vous aidera à défendre votre propre opinion. Dans le module suivant, vous verrez comment ces critiques peuvent être intégrées par les philanthropes pour penser leur action et leur impact dans la société.