[MUSIQUE] [MUSIQUE] Définir une stratégie d'intervention philanthropique, c'est avant tout faire des choix. Et au cœur de ces grands choix résident deux dilemmes principaux qui traversent le secteur de la philanthropie individuelle. Nous les présentons ici pour que vous puissiez les identifier et en comprendre les grands enjeux. Alors, le premier grand dilemme philanthropique concerne la question du temps. Quel est l'horizon temporel dans le cadre duquel le philanthrope souhaite agir? Faut-il inscrire son action dans la pérennité ou privilégier des actions à court ou moyen terme? Traditionnellement, la philanthropie s'est inscrite en France dans une logique de perpétuité, les fondations permettant aux fondateurs d'agir au service de l'intérêt général bien au-delà de leur mort, grâce aux revenus générés par une dotation apportée initialement. Ainsi, les fondateurs transmettent plus que de l'argent : des valeurs, une tradition, la mémoire d'un ancêtre ou l'image d'une famiile. En France, la jurisprudence a donc d'abord interdit aux fondations de consommer le capital dont elles étaient dotées, les contraignant à n'en utiliser que les revenus. C'est ainsi que les Hospices de Beaune ont traversé les siècles ou que restent toujours actives des fondations créées au début du XXe siècle comme la Fondation Cognacq-Jay, fondée en 1916 par les époux ayant créé le grand magasin La Samaritaine. Comme évoqué dans le module sur l'histoire des fondations, cette logique de perpétuité des fondations a été critiquée dès le XVIIIe siècle dans l'Encyclopédie, dénonçant à la fois la vanité des fondateurs, les potentielles dérives de gestion et le risque d'obsolescence finalement de leur objet à travers le temps. À ces enjeux se rajoute celui de la taille, le principe de dotation ne faisant sens que lorsque les revenus générés par la dotations sont suffisants pour financer des activités substantielles. Depuis quelques années, prenant acte de ces enjeux, le législateur a assoupli les conditions d'exercice de la philanthropie, laissant aux fonds et aux fondations la possibilité d'opérer sans dotation, grâce à des ressources apportées par les fondateurs, ou d'opérer pour les fondations à dotation en consommant progressivement leurs dotations afin de mettre en œuvre des actions plus importantes à court ou à moyen terme. Aux États-Unis, les démarches de giving while living, donner pendant qu'on vit, incarnent cette logique, qui consiste à donner de son vivant l'ensemble des ressources que l'on souhaite consacrer à la philanthropie. Une telle approche permet de favoriser des dons importants, d'éviter le dévoiement de l'intention initiale du fondateur ou de faire peser sur des descendants un fardeau dont ils ne sont pas prêts à assurer la charge. La Fondation FACT est un bon exemple d'une telle démarche. Elle fut créée en 1990 et dotée de 40 millions de dollars par Chuck Feeney, le fondateur des Duty Free Shoppers, afin d'encourager ses enfants à pratiquer la philanthropie. Sa mission, donner aux individus la capacité d'agir ensemble pour améliorer leur vie et revitaliser la démocratie. Sous l'impulsion d'une de ses filles, Diane Feeney, la Fondation FACT développa des actions en France et aux États-Unis. Elle fut gérée de telle sorte que la totalité du capital de la fondation soit consommée en quelques années, distribuée au travers de subventions à des associations pour renforcer leur capacité à agir dans les quartiers auprès des populations fragilisées. La Fondation FACT a fermé ses portes en 2013, ayant consommé la totalité de sa dotation. Alors, comment choisir finalement entre ces différents rapports au temps? Chaque philanthrope doit bien sûr apporter sa propre réponse à cette question, en mettant en cohérence les objectifs qu'il se fixe et les ressources qu'il peut y consacrer. Si certaines causes requièrent des ressources importantes à un instant t, d'autres nécessitent en revanche une mobilisation sur une durée plus longue. Une dotation de taille moyenne ne pourra générer sur la durée qu'une contribution annuelle modeste, alors qu'en étant dépensée intégralement, elle pourrait être plus efficace pour répondre à un problème actuel. Un autre dilemme important concerne le rapport du philanthrope au public. Doit-il agir dans la discrétion ou au contraire promouvoir son engagement philanthropique. En France, le proverbe le bruit ne fait pas de bien et le bien ne fait pas de bruit, a longtemps résumé l'attitude générale des philanthropes, soucieux de rester discrets quant à leur générosité. Aujourd'hui encore, certains d'entre eux recherchent activement l'anonymat quand d'autres s'interdisent simplement de prendre la parole dans l'espace public. Le contraste avec la philanthropie anglo-saxonne est assez marquant à ce titre-là. À côté du classement annuel des plus grandes fortunes, le magazine américain Forbes publie un classement, tout aussi influent, des philanthropes les plus généreux. La valorisation publique des dons est également monnaie courante aux États-Unis. Le musée Guggenheim porte par exemple le nom de son fondateur, entrepreneur et collectionneur d'art. L'École de commerce de l'Université du Michigan a été renommée en 2004 la Ross School of Business pour reconnaître un don de 100 millions d'euros effectué par Stephen Ross, un ancien élève ayant fait fortune dans l'immobilier. Alors, en Europe, le catholicisme et le judaïsme ont joué un rôle assez déterminant dans la manière dont le don a été pensée et pratiquée. Dans les pays de culture catholique, la richesse est par ailleurs souvent perçue comme suspecte. Les religions catholique et juive encouragent la pratique du don dans la plus grande discrétion. À cette culture judéo-chrétienne viennent par ailleurs s'ajouter des raisons plus pragmatiques pour justifier la discrétion : la crainte d'être sollicité de toute part et de ne pouvoir gérer cet afflux de demandes, la peur d'attirer la suspicion et la convoitise, la volonté d'agir à l'abri du jugement pour pouvoir expérimenter, changer de cap, voire se tromper. Mais il y a également de bonnes raisons pour faire savoir qu'on est philanthrope et valoriser ses actions. Cela permet notamment de susciter des vocations parmi d'autres donateurs potentiels, valoriser les bénéficiaires de ces dons ou favoriser la transparence et donc la confiance du public. Depuis une dizaine d'années, les philanthropes Français et Européens ont cependant commencé à sortir de leur réserve et à donner à voir ce qu'ils font. Des organisations se sont créées pour promouvoir la philanthropie et favoriser les échanges entre philanthropes. Le Centre Français des Fonds et Fondations, le European Foundation Center à Bruxelles ou des associations spécialisées comme ADMICAL, qui promeut le mécénat d'entreprise, ou Un esprit de famille, qui encourage le développement des fondations familiales. Un exemple intéressant. Un philanthrope comme Alexandre Mars, entrepreneur français basé à New York et fondateur de la Fondation Epic, a fait lui le choix d'une forte communication autour de son action afin de donner à d'autres entrepreneurs l'envie de donner plus et mieux. Les entreprises qui étaient elles aussi assez discrètes jusqu'aux années 2000, ont elles aussi compris l'intérêt qu'elles avaient, notamment vis-à-vis de leurs salariés et de leurs clients à valoriser leurs activités de mécénat. Alors, idéalement, la réponse à cette question de la visibilité doit être prise en fonction du style et du profil du philanthrope. A-t-il envie ou non, est-il à l'aise ou non avec l'exposition? Mais également en fonction de l'impact d'une telle décision sur la cause ciblée et sur les bénéficiaires des dons.