[MUSIQUE] [MUSIQUE] Nous cheminons progressivement dans la compréhension de ce qui constitue une stratégie philanthropique : nous avons vu comment choisir une cause, comment établir une théorie du changement, afin de préciser quels changements de la société générer et quelles interventions prévoir pour y parvenir. Nous allons maintenant nous intéresser à la mise en œuvre de cette stratégie, concrètement, et faire un gros plan sur les questions qui se posent quand on a choisi de faire des dons ou des subventions à d'autres acteurs plutôt que d'agir soi-même en développant des projets d'intérêt général. Dans le monde de la philanthropie organisée, on distingue ainsi les fondations distributives, qualifiées aussi de bailleurs de fonds, des fondations opératrices, qui montent et gèrent elles-mêmes des projets : des écoles, des hôpitaux ou des institutions médico-sociales. En anglais, on utilise le terme grantmaking foundations. Nous prenons le temps de faire un gros plan sur les stratégies spécifiques à ce type d'acteurs philanthropiques, non seulement parce qu'elles représentent 70 % des nouvelles fondations créées en France, mais aussi car elles sont confrontées à des enjeux très spécifiques et très différents de ceux des fondations opératrices, dont les enjeux finalement sont plus proches de ceux des associations d'intérêt général. Pour les fondations distributives, une fois définis les objectifs et une théorie du changement, six grandes catégories de questions se posent : Un : comment sélectionner les bénéficiaires des dons, qu'ils soient des individus, dans le cadre bourses par exemple, ou des organisations. Les sollicitations peuvent être nombreuses et il n'est pas simple de choisir à qui donner. Il est du coup important pour un philanthrope de se forger une philosophie quant à la manière de sélectionner les bénéficiaires de ses dons. La sélection par coups de cœur permet au philanthrope d'exprimer ses émotions, mais elle est rarement l'approche la plus efficace d'un point de vue sociétal car elle ne prend pas en compte l'ensemble de critères plus rationnels importants à prendre en compte, tels que l'analyse des besoins, l'effet du don sur le bénéficiaire ou les enjeux d'allocation optimale des ressources. De manière très schématique, la sélection des bénéficiaires peut prendre deux types de formats finalement : la sélection à distance, ou la sélection approfondie. La sélection à distance consiste en l'analyse de dossiers, parfois préformatés, transmis par le bénéficiaire. La sélection à distance permet d'analyser de manière systématique un nombre important de demandes sur la base de critères simples, prédéfinis, et ne nécessite pas de ressources humaines trop importantes pour l'analyse. Elle peut aussi s'appuyer sur des acteurs externes : consultants par exemple. La sélection approfondie, pour sa part, consiste en une analyse beaucoup plus fouillée des bénéficiares, et elle peut inclure des rencontres en face à face, des visites de terrain et, lorsqu'il s'agit de soutenir des organisations, des rencontres avec les dirigeants, l'analyse du business plan... Ce format de sélection permet de développer une connaissance très fine des bénéficiares, de leurs enjeux et de leurs capacités et elle permet d'optimiser l'impact recherché en identifiant la ou les organisations capables d'avoir un effet fort et positif sur un sujet donné. En revanche, une telle démarche est beaucoup plus engageante en termes de ressources humaines, en termes de temps, en termes d'expertise également. Ce choix du mode de sélection devra donc être adapté aux ressources du philanthrope et à sa théorie du changement. Deuxième catégorie de questions : les philanthropes bailleurs de fonds doivent également déterminer le montant des dons à accorder à leurs bénéficiares. Quel type de montant allouer? Quel format de don pratiquer? De petites sommes à de nombreux bénéficiaires, ou de grosses sommes à quelques bénéficiaires? Là aussi, de manière un peu caricaturale, deux grands types d'approches peuvent être choisis : des dons modestes, d'un montant un peu arbitrairement défini d'ici à 50 000 €, qui peuvent apporter un coup de pouce, une aide substantielle, mais qui, sauf à ce que le bénéficiaire soit un individu ou une association de toute petite taille, ne pourra impacter de manière substantielle son impact. Des dons stratégiques, d'un montant supérieur à 50 000 €, et pouvant aller jusqu'à quelques millions d'euros, permettent au bénéficiaire de mener à bien des projets majeurs, de changer d'échelle, et permettent ainsi potentiellement une augmentation importante de l'impact du bénéficiaire. Là aussi, le choix entre les deux approches sera en grande partie, mais pas seulement, déterminé par le montant disponible à allouer pour le don. Un philanthrope avec des ressources modestes pourra également privilégier un soutien important à quelques bénéficiaires et ainsi éviter l'effet de saupoudrage induit par des dons de petite taille. Troisième type de questions importantes : Quel type d'activité soutenir? Faut-il privilégier le soutien à des projets? des investissements? La participation à des frais de fonctionnement? Il est rare d'effectuer un don sans aucune affectation. Il est donc important là aussi de comprendre les implications de ses choix. Un certain nombre de philanthropes choisissent de privilégier le soutien à des projets spécifiques, considérant que les fonds philanthropiques n'ont pas vocation à financer des frais de fonctionnement récurrents. Si cette approche fait sens du point de vue du philanthrope, car elle permet le développement de nouvelles acticités bien spécifiques, elle peut être parfois contre-productive pour les organisations bénéficiares, qui peuvent être amenées à courir après de nouveaux projets pour mobiliser de nouveaux financements philanthropiques, et risquer ainsi de perdre de vue leur cœur de métier et dévier de leur mission principale. Depuis quelques années, certains philanthropes acceptent de financer, non des frais de fonctionnement récurrents, mais des investissements dans l'infrastructure de l'organisation. Par exemple, financer un nouveau système d'information ou investir dans le recrutement d'un fundraiser. Ce type d'investissement dans les capacités permet à l'organisation bénéficiaire de renforcer son efficacité, sa viabilité et sa capacité de développement à moyen terme. De telles démarches, si elles sont bien menées, permettent ainsi de renforcer les organisations bénéficiaires elles-mêmes et leur autonomie sur le long terme, développant ainsi leur capacité à avoir un impact sociétal durable. Une quatrième question importante concerne la durée du soutien. Pour combien de temps un bailleur de fonds doit-il s'engager auprès de ses bénéficiares? Cette notion d'engagement dans le temps est souvent liée à la nature des activités financées. Le soutien à des projets permet à un bailleur de fonds de ne s'engager que sur le court terme, alors qu'un bailleur ayant choisi de soutenir des frais de fonctionnement pourra être amené à s'engager à soutenir une organisation sur plusieurs années, parfois dans le cadre d'engagements pluriannuels. Des dons ciblés sur le renforcement des capacités d'organisations bénéficiaires sont également généralement développés dans une perspective de moyen terme afin de permettre le développement de capacités organisationnelles solides. À cette question de la durée de l'engagement se rajoute l'enjeu du degré d'engagement du bailleur de fonds : quelle relation développer avec ses bénéficiares? Une fois la décision du don prise, une relation se développe entre le philanthrope et le bénéficiaire de ses dons. Cette relation peut être minimale et se traduire uniquement par des interactions à distance : un courrier, des échanges ponctuels et limités... Mais elle peut aussi s'appuyer sur des interactions fréquentes et intenses, durant lesquelles le philanthrope ou ses équipes travaillent de manière très rapprochée avec le bénéficiaire pour le faire bénéficier de nouvelles compétences et l'aider ainsi à atteindre ses objectifs. Le principe de cette approche est de considérer que le philanthrope et ses équipes sont légitimes et compétents pour aider le bénéficiaire à devenir plus efficace. De telles interventions peuvent inclure des échanges et des conseils sur la stratégie, sur le management de projets, sur la gouvernance, sur le modèle économique de l'organisation bénéficiaire par exemple. Pour finir, un bailleur de fonds doit se poser la question suivante : quel est le degré de contrôle que je souhaite exercer sur les bénéficiaires de mes dons? Un premier niveau de réflexion amène le bailleur de fonds à demander à ses bénéficiaires des rapports d'utilisation des fonds. Cela lui permet de savoir comment ses ressources ont été utilisées. Plus récemment, certains bailleurs de fonds ont commencé à aller plus loin et à se poser la question de quel impact social mes dons ont-ils généré? Ont-ils été utilisés le plus efficacement possible? Ces questions ne sont évidemment pas simples à traiter, mais elles engagent le philanthrope bailleur de fonds et ses bénéficiaires dans une réflexion approfondie sur l'évaluation de leur impact social, comparant ainsi les objectifs de changement social tels que définis, peut-être au travers d'une théorie du changement, et le changement social réellement généré.