[MUSIQUE] Nous allons nous intéresser dans cette leçon au problème du double puits constitué de deux puits de potentiel suffisamment proches pour qu'il soit possible de passer de l'un à l'autre par effet tunnel. Par exemple dans une molécule chimique, les distances entre atomes sont de l'ordre de la fraction de nanomètre, tandis que les énergies sont de l'ordre de l'électron-volt. Comme nous l'avons déjà vu, il s'agit là pour un électron d'ordres de grandeur parfaitement compatibles avec l'effet tunnel. On peut donc en conclure que la mécanique quantique jouera un rôle central en physique moléculaire. Pour l'illustrer, intéressons-nous ici à la molécule la plus simple que l'on puisse imaginer, l'ion H2 plus constitué de deux protons et d'un seul électron. Pour décrire cette molécule, partons d'un atome d'hydrogène, l'électron étant soumis au potentiel coulombien créé par le proton, ce dernier étant supposé fixe en raison de sa masse près de 2 000 fois plus lourde que celle de l'électron. Ajoutons maintenant le second proton, si bien que l'électron est alors soumis à la somme de deux potentiels coulombiens voisins, ce qui constitue bien un exemple de puits double. Si les deux protons sont suffisamment proches, nous pouvons anticiper que l'électron pourra passer par effet tunnel d'un proton à l'autre. On pourra encore dire que les deux protons se partagent le même électron. Considérons maintenant un tout autre exemple, celui de la molécule d'ammoniac, où on ne va plus s'intéresser au mouvement des électrons, mais à celui des noyaux. On sait que la structure géométrique de l'ammoniac est une pyramide dont l'atome d'azote occupe un sommet. Mais cette structure n'est pas statique. Considérons par exemple le déplacement relatif du plan constitué de trois atomes d'hydrogène par rapport à l'atome d'azote. Si on représente l'énergie potentielle de la molécule en fonction de ce déplacement associée à une coordonnée que nous appellerons petit x, on s'attend bien entendu à trouver un minimum pour la valeur de x correspondant à la géométrie pyramidale de l'ammoniac à l'équilibre. Un maximum local de l'énergie sera atteint pour x égal à zéro, correspondant à une géométrie parfaitement plane. Enfin, l'énergie diminuera à nouveau de l'autre côté de ce maximum, la molécule étant alors retournée à la manière d'un parapluie. Par symétrie, on s'attend à un second minimum pour une pyramide inversée qui serait l'image de la première géométrie d'équilibre dans un miroir. On a donc ici encore affaire à un double puits, et il faudra traiter le problème de l'inversion de la molécule d'ammoniac à l'aide de la mécanique quantique. Pour décrire l'essentiel de la physique qui sera commune à ces deux systèmes, nous allons avoir recours au modèle du double puits constant par morceaux. Les paramètres de ce modèle sont la largeur grand L de chacun des puits, la largeur delta et la hauteur V0 de la barrière. Comme il s'agit d'un potentiel constant par morceaux, nous pourrons facilement appliquer les méthodes que nous avons déjà utilisées dans d'autres systèmes. Nous ne traiterons pas ici le calcul complet des fonctions propres que vous pourrez consulter si vous le souhaitez dans le complément écrit joint à cette leçon, mais nous allons tout de même en donner les grandes lignes. Remarquons tout d'abord que notre énergie potentielle est une fonction paire. Comme nous l'avons déjà vu, cela signifie que nous pouvons chercher les états propres sous la forme de fonctions paires ou impaires. Cherchons donc une fonction paire associée à un niveau d'énergie choisi inférieur à la hauteur de la barrière. Nous pouvons alors définir comme d'habitude un vecteur d'onde k dans chacun des puits, et une constante kappa dans la barrière. La fonction d'onde sera alors sinusoïdale dans les puits en s'annulant aux deux points d'abscisses plus ou moins petit a où le potentiel devient infini. Dans la barrière, le seul choix possible de fonction paire sera la fonction cosinus hyperbolique de kappa x. Comme pour les autres problèmes de potentiel constant par morceaux, la continuité de la fonction d'onde et de sa dérivée nous permettra d'obtenir des conditions qui auront pour conséquence de quantifier les valeurs permises pour le vecteur d'onde, et donc pour l'énergie. On pourra procéder de même pour les états impairs, ce qui nous donnera une seconde série d'états liés avec une dépendance en sinus hyperbolique dans la barrière. La procédure, certes un peu fastidieuse, ne pose pas de difficulté majeure. Mais même sans faire le calcul, vous pouvez certainement deviner la forme des premiers états liés. Comme le montre cette simulation numérique, on obtient finalement une série d'états successivement pairs et impairs en accord avec le théorème de Sturm-Liouville. Voyons maintenant comment varient les niveaux d'énergie en fonction de l'épaisseur de la barrière. Lorsque celle-ci tend vers 0, on retrouve évidemment les fonctions propres bien connues de l'hamiltonien associées à un puits infini de largeur 2 L, mais pour une épaisseur non nulle de la barrière, on reconnaît bien les fonctions attendues, sinusoïdales dans les puits, et en cosinus hyperbolique ou sinus hyperbolique dans la barrière. En augmentant encore l'épaisseur de la barrière, on observe que les niveaux d'énergie se regroupent deux par deux pour être finalement quasi dégénérés lorsque l'épaisseur de la barrière devient très grande. Ce résultat n'est pas surprenant puisque nous avons alors deux puits semi infinis indépendants. La barrière étant trop épaisse, nous pourrions tout aussi bien traiter ces deux puits indépendamment l'un de l'autre puisque la probabilité d'effet tunnel d'un puits à l'autre devient négligeable. Approchons à nouveau les deux puits l'un de l'autre. Nous observons que le couplage entre les deux puits lève la dégénérescence entre les états pairs et impairs, l'état pair ayant toujours une énergie inférieure à celle de l'état impair correspondant. Dans la limite d'une barrière de grande épaisseur, le calcul donne un clivage entre les deux premiers niveaux qui est proportionnel à l'exponentielle de moins kappa delta. Cette variation exponentielle est en quelque sorte une signature du mécanisme physique à l'origine du clivage entre les deux niveaux, et ce mécanisme est bien entendu l'effet tunnel. C'est bien parce que notre particule peut passer par effet tunnel d'un puits à l'autre qu'elle parvient à augmenter son espace vital grâce à la délocalisation sur l'ensemble des deux puits. La diminution de l'énergie cinétique qui en résulte l'emporte sur la légère augmentation de l'énergie potentielle, si bien que l'énergie fondamentale du système diminue. À l'inverse, dans l'état antisymétrique, la fonction d'onde varie plus rapidement, ce qui correspond à une énergie cinétique plus importante que pour l'état symétrique, et le niveau d'énergie est déplacé vers le haut. Revenons maintenant au problème de la molécule H2 plus, et commençons par supposer que les deux protons sont très éloignés l'un de l'autre. Dans ce cas extrême, l'énergie totale que nous prendrons comme origine de l'énergie est indépendante de la distance r entre les deux protons. On est dans la situation où les deux puits sont indépendants. Si on représente la fonction d'onde de l'électron, on peut par exemple supposer, pour simplifier, que l'électron est dans un état centré sur le puits de droite. Mais si on diminue la distance entre les deux protons suffisamment pour que l'effet tunnel commence à jouer un rôle non négligeable, on est obligé de considérer le véritable état fondamental du système qui correspond à un état symétrique. L'électron est maintenant partagé entre les deux protons avec une fonction d'onde délocalisée sur l'ensemble de la molécule. De plus, nous savons qu'en première approximation, l'énergie varie de façon exponentielle avec l'épaisseur de la barrière, et donc avec la distance r entre les deux protons. Si on interprète cette énergie comme une énergie potentielle dépendant de la distance entre les deux protons, on voit que ceux-ci seront attirés par une force qui dérive de cette énergie potentielle effective. C'est cette force, conséquence directe de l'effet tunnel, qui est à l'origine de la liaison chimique. Bien entendu, si on diminue encore la distance entre les deux protons, l'approximation de la barrière épaisse finira par ne plus être valable. À la limite où les deux protons sont très proches l'un de l'autre, le terme dominant sera la répulsion coulombienne entre ces charges positives, ce qui donnera lieu à une divergence en 1 sur r. Entre ces deux cas limites, il existera nécessairement un minimum de l'énergie du système qui nous permettra de déterminer la longueur de la liaison chimique à l'équilibre. Naturellement, si on voulait calculer avec précision la longueur de la liaison chimique de l'ion H2 plus, il faudrait avoir recours à un calcul numérique prenant en compte la forme exacte du potentiel coulombien. Mais notre modèle rudimentaire a le grand mérite de capturer l'essentiel de la physique à l'origine de la liaison chimique. En résumé, nous avons établi que l'effet tunnel avait pour conséquence de lever la dégénérescence entre les niveaux d'énergie de deux puits suffisamment proches, les états pairs ayant toujours une énergie inférieure à celle des états impairs. Dans le cas d'un double puits constant par morceau, le clivage entre les deux premiers niveaux varie de manière exponentielle avec l'épaisseur de la barrière, ce qui constitue une véritable signature de l'effet tunnel. Enfin, la stabilisation de l'énergie de l'état fondamental nous fournit le mécanisme physique à l'origine de la liaison chimique. Même si nous avons considéré ici la molécule la plus simple que l'on puisse imaginer, à savoir l'ion H2 plus, et malgré l'aspect très rudimentaire de notre modèle, nous pouvons ainsi entrevoir tout le domaine de la chimie quantique et de la physique moléculaire, disciplines qui permettent de prévoir la structure tridimensionnelle et les propriétés physico-chimiques de molécules toujours plus complexes. [MUSIQUE]