[MUSIQUE] La leçon précédente sur l'effet tunnel de l'électron entre deux matériaux conducteurs portait sur une application de l'effet tunnel dans le domaine de la physique des basses énergies. Nous allons maintenant nous intéresser à une toute autre application concernant cette fois le domaine de la physique nucléaire. Notre histoire commence à la fin du XIXe siècle avec un polytechnicien, Henri Becquerel, qui comme nombre de ses collègues s'intéresse aux rayons X découverts quelques mois plus tôt par le physicien allemand Wilhelm Röntgen. Ces rayons pénétrants dont on établira plus tard qu'ils sont constitués de photons de très haute énergie ont en effet de quoi fasciner la communauté scientifique. Becquerel part de l'hypothèse en réalité erronée qu'il y aurait un lien entre phosphorescence et émission de rayons X. Il étudie pour cela des sels d'uranium dont il mesure l'effet sur une plaque photographique après qu'ils ont été exposés au soleil. Un jour de mauvais temps sur Paris, Becquerel est obligé de remettre ses expériences à plus tard et range dans un tiroir ses sels d'uranium au contact d'une plaque photographique enveloppée dans un carton noir. Mais, dans le cadre d'une démarche reflétant son talent d'expérimentateur, il décide quelques jours plus tard de faire une mesure de contrôle en développant la plaque photographique alors qu'il n'a a priori aucune raison de penser qu'elle aurait été affectée. À sa grande stupeur, il découvre que la plaque photographique est impressionnée, ce qui indique que des rayons pénétrants d'une autre nature que ceux de Röntgen ont été produits par les sels d'uranium, alors même que ces derniers n'ont pas été préalablement exposés au soleil. Ce phénomène mystérieux sera baptisé hyperphosphorescence, et on parlera des rayons de Becquerel ou encore des rayons uraniques. Intervient alors une jeune physicienne venue de Pologne, Marie Skłodowska-Curie, qui va en faire son sujet de thèse en perfectionnant la méthode de mesure grâce à un électromètre développé par les frères Curie. En mesurant ainsi de manière quantitative l'ionisation de l'air sous l'action des rayons de Becquerel, Marie Curie établit que le phénomène produit est directement lié à l'élément uranium, indépendamment du composé chimique dans lequel cet élément intervient. Fait particulièrement étrange, elle remarque que le minerai brut est encore plus actif que l'uranium qui en est extrait, ce qu'elle interprète par la présence dans le minerai d'un élément inconnu encore plus actif que l'uranium. Son époux Pierre Curie décide alors de se joindre à elle, et ensemble, ils vont réussir à isoler ce nouvel élément qu'ils appelleront le polonium, puis un second élément qu'ils appelleront le radium. L'activité du radium est tellement élevée qu'elle permet de stimuler la fluorescence d'autres matériaux. Cette source de lumière fonctionnant sans apport d'énergie extérieure est véritablement révolutionnaire, car elle est la manifestation d'une nouvelle forme d'énergie. Ce début d'une ère nouvelle sera couronné par le prix Nobel de physique en 1903, puis par le prix Nobel de chimie en 1911. Dans les années qui suivront, la nature de l'élément ionisant émis par ces corps radioactifs sera mieux comprise, avec la mise en évidence de trois types de rayonnements appelés alpha, bêta et gamma. Celui qui nous intéresse ici est le rayonnement alpha correspondant à la transmutation du noyau suite à l'émission d'un noyau d'hélium encore appelé particule alpha, et constitué de deux protons et deux neutrons. Comme les Curie l'avaient déjà remarqué, le taux de radioactivité peut varier considérablement selon l'élément considéré. Même pour un élément donné comme l'uranium, la probabilité d'émission de particules alpha dépend énormément de l'isotope choisi. Pour caractériser l'activité d'un noyau donné, on utilise la période radioactive grand T encore appelée demi-vie, définie par le temps au bout duquel la moitié de la substance considérée s'est désintégrée. Pour l'isotope 235 de l'uranium, constitué de 92 protons et 143 neutrons, soit 235 nucléons, la période radioactive est de 700 millions d'années, soit plus de 10 puissance 16 secondes. Mais l'isotope 238 de l'uranium, qui est le plus abondant, a une période de 4,5 milliards d'années, soit presque 10 fois plus. A l'inverse, l'isotope 232, beaucoup plus radioactif, a une période de seulement 69 ans. Les périodes radioactives des différents isotopes de l'uranium s'étalent ainsi sur près de huit ordres de grandeur. On peut y voir plus clair en représentant en échelle semi logarithmique la période radioactive en fonction de l'énergie cinétique grand E des particules alpha émises, ou plus précisément en fonction de l'inverse de la racine carrée de grand E. On constate alors que les points s'alignent presque parfaitement sur une droite, ce qui a permis d'établir une loi empirique stipulant que le logarithme de la période radioactive était une fonction affine de 1 sur racine de E. Cette loi s'applique aussi pour les autres éléments radioactifs, comme par exemple ceux découverts par Pierre et Marie Curie, le polonium et le radium. On est donc en présence d'un résultat tout à fait extraordinaire. Une même loi physique semble s'appliquer sur une échelle d'au moins 16 ordres de grandeur. Le physicien George Gamow fut le premier à donner une explication quantitative de cette loi empirique, en s'appuyant sur l'effet tunnel qui est le seul phénomène susceptible d'expliquer qu'un même effet physique puisse donner lieu à une telle diversité d'ordres de grandeur. Nous n'allons pas traiter ici la théorie de Gamow, ce qui sortirait du cadre de ce cours en raison de la forme assez compliquée du potentiel d'interaction, mais nous pouvons au moins essayer d'en comprendre l'idée générale. Appelons grand X le noyau initial, par exemple l'uranium, et grand Y le produit, par exemple le thorium, obtenu après l'émission de la particule alpha. La réaction peut être traitée à l'aide de la mécanique quantique en considérant le mouvement de la particule alpha dans son potentiel d'interaction avec le noyau Y. Pour simplifier, on considérera ici un modèle unidimensionnel où le seul degré de liberté est la distance r entre les deux particules. À grande distance, cette interaction est une répulsion coulombienne entre deux charges positives, ce qui correspond à un potentiel en 1 sur r. Mais à très faible distance, l'interaction nucléaire entre les deux particules l'emporte, ce que nous prendrons en compte par un terme supplémentaire modélisé par un potentiel constant par morceau. Il s'agit finalement d'un puits semi infini, comme ceux que nous avons étudiés au chapitre précédent. Nous savons que selon les paramètres du problème, ce potentiel peut admettre ou non un état lié. Dans le premier cas, s'il existe un état propre d'énergie négative, le noyau grand X sera stable, et la réaction de désintégration ne se produira jamais spontanément. La situation est très différente s'il n'existe pas d'état d'énergie négative. En toute rigueur, les seuls états propres de l'hamiltonien sont alors tous des états de diffusion. Malgré tout, pour certaines valeurs particulières de l'énergie, on pourra trouver des états localisés dans le puits qui ressemblent beaucoup à des états stationnaires avec une particule alpha qui pourra rester un temps parfois très long à l'intérieur du puits. Néanmoins, la particule finira par sortir du puits en franchissant par effet tunnel la barrière représentée en gris, donnant naissance à une particule alpha libre d'énergie cinétique grand E. On comprend ainsi pourquoi le taux d'émission est d'autant plus élevé que l'énergie grand E est grande, puisque la barrière à franchir sera d'autant moins haute. En effectuant des approximations judicieuses, Gamow a pu traiter ce problème, et a ainsi obtenu une loi exponentielle pour le taux d'émission alpha en accord quantitatif avec la loi empirique qui avait été établie à partir des données expérimentales. Ce fut un grand succès démontrant que la mécanique quantique s'appliquait non seulement au monde de la physique atomique, mais également à celui de la physique nucléaire. [MUSIQUE]