[MUSIQUE] Considérons un cristal que l'on supposera conducteur et imaginons que l'on puisse voir sa surface à très petite échelle, une échelle qui permettrait de distinguer les atomes individuels, comme représentés schématiquement ici. Ce que nous voyons sur cette image correspond en réalité à la densité électronique au voisinage de la surface de ce cristal, avec une modulation périodique liée au positionnement des atomes sur un réseau qui est lui-même périodique. Le microscope à effet tunnel est précisément un dispositif permettant d'observer cette densité électronique à la surface du cristal avec une précision subnanométrique. Pour cela, on dispose à proximité du cristal une pointe en tungstène que l'on peut positionner très précisément à l'aide d'un dispositif piezoélectrique. On peut ainsi déplacer la pointe selon les axes horizontaux x et y, mais aussi selon l'axe vertical z afin de contrôler la distance petit a entre la pointe et la surface du cristal. Appliquons maintenant une différence de potentiel entre la pointe et le cristal. Comme le circuit est ouvert, un ampèremètre placé en série ne détectera a priori aucun courant électrique. Pourtant, si on approche la pointe tout près de la surface du cristal, on observe un courant très faible avant même que la pointe ne touche le cristal. L'origine physique de ce courant est bien entendu un effet quantique, à savoir notre fameux effet tunnel. En effet, pour sortir du cristal, les électrons doivent franchir une barrière de potentiel dont la hauteur est de l'ordre de plusieurs électrons-volts. Cette barrière a pour largeur petit a, la distance à parcourir entre le cristal et la pointe. Il s'agit donc d'une application directe du problème de la barrière de potentiel dont nous avons déjà abondamment parlé, et le courant électrique ainsi produit sera appelé le courant tunnel. En première approximation, nous savons que ce courant dépend de la distance petit a de manière exponentielle. D'après les ordres de grandeur que nous avons déjà mentionnés, un déplacement de la pointe de seulement un dixième de nanomètre produira une variation du courant tunnel de l'ordre d'un facteur dix. On tient donc ici un mécanisme permettant de contrôler de manière très précise la distance entre la pointe et le cristal. En pratique, on utilise ce que l'on appelle un circuit d'asservissement maintenant le courant tunnel constant en ajustant en permanence la hauteur de la pointe. Il suffit pour cela de déplacer la pointe vers le haut dès que le courant est supérieur à la valeur souhaitée ou au contraire vers le bas dès que le courant devient trop faible. Cet asservissement étant mis en place, on pourra déplacer la pointe au-dessus du cristal en maintenant constante la distance entre la pointe et le cristal. A une constante additive près, le signal électrique contrôlant la position verticale de la pointe reflète donc directement la topographie de la densité électronique. On utilise ensuite une technique à balayage, en effectuant un déplacement de la pointe selon des lignes parallèles successives pour reconstruire pixel par pixel l'image complète de la densité électronique. L'image que vous voyez se construire à droite correspond à l'information qui sera finalement disponible expérimentalement et que l'on représentera de diverses manières en utilisant un codage en niveaux de gris ou en fausses couleurs pour visualiser une surface d'isodensité électronique. Le microscope à effet tunnel que je viens de vous décrire a été breveté en 1979 par Gerd Binnig et Heinrich Rohrer, deux chercheurs du centre de recherche d'IBM à Zurich. Au niveau expérimental, il s'agissait pour l'époque d'un défi considérable qu'ils ont été les seuls à relever. En particulier, pour approcher la pointe à la distance requise, inférieure au nanomètre, il a fallu atténuer énormément les vibrations mécaniques du système. Dans une première publication parue dans la revue Applied Physics Letters, Binnig et Rohrer commencent par montrer la variation exponentielle du courant tunnel en fonction de la distance entre la pointe et la surface étudiée. Puis, dans une deuxième publication, parue la même année dans la revue Physical Review Letters, ils montrent le bon fonctionnement du système de balayage. Grâce à cet instrument, ils peuvent observer avec une résolution atomique toutes sortes de surfaces comme par exemple sur cette image d'un cristal de silicium. Il s'agit d'une véritable révolution, à la fois scientifique et technologique, qui sera rapidement couronnée par le Prix Nobel de Physique qui leur a été attribué dès 1986. Il n'est pas question d'énumérer ici toutes les applications de la microscopie à effet tunnel. Je vais donc me contenter d'introduire un petit nombre d'exemples qui m'ont parus particulièrement remarquables. Par exemple, dans une expérience menée en collaboration entre IBM Zurich et le CEMES, un laboratoire du CNRS à Toulouse, les chercherus ont observé une molécule de pentacène absorbée sur une surface de cuivre. La structure de cette molécule, représentée ici, est constituée de cinq hexagones juxtaposés, permettant aux électrons pi d'être délocalisés sur l'ensemble de la molécule, à l'intérieur de laquelle ils sont confinés comme dans une boîte. En ajustant les conditions de l'expérience, les chercheurs ont réussi à imager la densité électronique associée à des niveaux d'énergie bien particuliers, ici les orbitales HOMO et LUMO, ce qui signifie Highest Occupied et Lowest Unoccupied Molecular Orbitals. Leurs résultats sont en excellent accord avec les calculs de chimie quantique représentés en-dessous. Sans entrer dans les détails de tels calculs, on ne peut qu'être frappé par la similitude avec les fonctions d'onde que nous avons calculées dans des potentiels modèles. Le microscope à effet tunnel est ainsi un outil permettant de visualiser directement la densité électronique, c'est-à-dire le carré de la fonction d'onde. Dans une autre expérience, les chercheurs ont pu manipuler des atomes de xénon sur une surface de nickel. Pour cela, après la mesure d'une première image, il leur a suffi d'approcher la pointe au contact d'un atome de xénon particulier, puis de l'attraper en ajustant la tension appliquée avant de le déposer à l'endroit souhaité. Comme le montre cette succession d'images, il devient ainsi possible de positionner les atomes un par un, par exemple pour écrire ce que l'on souhaite avec des lettres nanométriques. Au vu de l'image finalement obtenue, vous ne serez pas surpris d'apprendre que ces travaux ont été menés par une équipe d'IBM, en l'occurrence au Centre de recherche d'Almaden en Californie. La même équipe est parvenue à construire ce que l'on appelle des enclos quantiques, ici en disposant 48 atomes de fer sur une surface de cuivre. Cette image est particulièrement impressionnante puisqu'elle permet de voir la nature ondulatoire de la distribution électronique à l'intérieur de l'enclos qui illustre à merveille la nature ondulatoire d'une particule comme l'électron. Pour résumer, le microscope à effet tunnel constitue une technologie quantique véritablement révolutionnaire. Il s'agit d'une des technologies à l'origine du développement de ce qu'on appelle les nanosciences. [MUSIQUE]