La complexité on peut la comprendre, et on gagne à la comprendre, comme une série de contradictions qu'il faut affronter tous les jours et qui ne dépendent pas des décisions des uns ou des autres. Ça dépasse les décisions personnelles des uns ou des autres. Les organisations sont soumises en particulier à une tension actuellement très, très prégnante, qui est une tension entre court-terme et long-terme. Vous et moi, on attend à court-terme de soi-même et des autres qu'on délivre au maximum de ce qu'on sait faire, on ne demande pas aux gens qu'ils fassent moyen, jamais, même inconsciemment, on attend le top. Typiquement, en médecine, on veut que les gens délivrent le mieux. Que ce soit fait tout de suite, c'est pas pour dans 48 heures ou pour dans deux semaines, c'est maintenant. Donc tout le monde attend de tout le monde une contribution maximale, immédiate, constante et visible. Ça c'est le court-terme. Le long-terme c'est tout à fait autre chose : si on fait attention à des choses aussi simples que le retrait des déchets nucléaires, enfin simple, dans l'expression, on sait qu'on dit voilà, on garantit une sécurité de protection de confinement des déchets nucléaires de manière à ce qu'il ne se passe rien de grave quand ils seront stockés pour 10 000 ans. L'histoire humaine a 3000 ans à peine, on sait déjà l'intensité qu'elle implique, sur 10 000 ans on ne contrôle rien, voilà un signe du fait qu'à long-terme, on ne sait pas ce qu'il va se passer. Mais je vais revenir dans un instant sur le fait que le long-terme ce n'est pas nécessairement dans 10 000 ans, ça peut être tout de suite, et on peut caractériser le long terme par de l'incertitude. Des choses qui ne sont même pas probabilisables comme l'aurait dit un économiste dans les années 1920, un certain Knight, qui a distingué le risque, qu'on peut probabiliser, et l'incertitude qui n'est pas même évaluable, en termes de probabilité. Il y a des choses qu'on ne sait pas. Ce qui est très intéressant à remarquer, c'est que ce long-terme, il ne vaut pas pour dans 10 000 ans, il ne vaut pas pour dans 3 000 ans, il ne vaut pas pour dans quelques mois, il vaut pour tout de suite. Autrement dit, à l'avenir, même dans une seconde, deux secondes, on ne sait pas ce qu'il va se passer. L'avenir n'existe pas encore, il vient sans cesse, mais tant qu'il n'existe pas, tant qu'il ne s'actualise pas comme un présent, on ne sait pas ce qu'il est. À chaque moment, les individus et les organisations, tout le monde, les entreprises, on est pris dans une tension entre le court-terme qui revient à dire je dois donner le meilleur de moi-même tout de suite, tout le temps, et que ça se sache, que ça se mesure, que ça se calcule, qu'on imagine des retours sur investissement par exemple, alors que si on considère ce qui va se passer dans le long-terme, si on caractérise le long-terme par l'inconnu, l'ignorance, l'incertitude, le fait qu'il faut inventer pour répondre à des situations qu'on ne connait pas encore, les qualités attendues ne sont pas les mêmes que le fait de livrer au maximum, tout de suite, tout le temps et en le montrant, c'est plutôt une capacité d'adaptabilité, de flexibilité, d'écoute d'autour de soi, de l'environnement, des autres, d'attention à ce qu'on appelle des signaux faibles, une capacité à entendre ce qui se passe, qui caractérise le long-terme. C'est contradictoire, parce que si on regarde bien comment on peut s'assurer qu'on est compétent quelque part, c'est qu'en fait on a déjà fait ce que l'on doit faire. J'aime bien l'expression anglaise, anglo-saxonne, qui nous vient des États-Unis, on répond à l'attente, we comply, l'expression c'est compliance, on est en train d'accomplir ce qu'on nous demande, eh bien pour accomplir ce qu'on nous demande on répète ce que l'on sait déjà faire, autrement dit on est dans la répétition, strictement. J'espère que vous sentez venir que ça, c'est potentiellement très dangereux, parce que ça veut dire que si on est le nez sur le guidon comme on dit si bien, et qu'on est constamment à vouloir satisfaire les attentes autour de soi, alors on ne fait que répéter des choses qu'on a déjà apprises, et on les connait bien parce qu'on les a déjà faites, c'est la pratique qui donne la compétence, ça veut dire par là qu'on est incapable d'être ouvert à une invention, une innovation, une improvisation, une écoute, une adaptation, une flexibilité quelconque. Une organisation qui ne fait que ce qu'elle sait déjà faire parce qu'elle est éventuellement contrainte pour des raisons financières, des raisons techniques, des raisons de métier, des raisons d'environnement, dans l'urgence, tout ce qu'on veut, une organisation où des gens qui ne font que ce qu'ils savent déjà faire, tôt ou tard vont à l'échec, et plutôt tôt que tard. Autrement dit, on fait du bon travail si à la fois on fait ce qu'on sait déjà faire, qu'on connait et qui nous sécurise, et en même temps si on sait s'adapter. Et c'est ça que j'appelle le long-terme même si c'est tout de suite, parce que c'est l'incertitude. On s'adapte à ce qui n'est pas prévu, et la capacité d'improvisation, d'adaptation, de réaction, d'invention de nouvelles réponses, donc une forme de créativité, est indispensable pour qu'on gère correctement les contradictions impliquées par la complexité. La théorie des organisations montre de manière très très sensible qu'il est essentiel de cultiver une capacité de vigilance collective, individuelle et collective pour assurer la durabilité des organisations, pour que les gens à la fois sachent faire leur métier, qu'ils connaissent déjà, mais s'adaptent en permanence à un environnement qui, lui, ne cesse jamais de changer. Ça, c'est complexe. C'est une injonction contradictoire. Il faut à la fois faire des choses qu'on connait déjà, et être en même temps tout le temps en train d'inventer des choses qu'on ne sait pas encore, sur la base d'une information ou de matériels qui nous arrivent de l'extérieur qu'on ne connait pas. Un exemple simple, que je détaillerai simplement avec quelques points, mais souvenez-vous cet avion qui a amerri à New York en 2009, ce n'est pas fait pour ça, un avion qui n'est pas fait pour amerrir, le risque d'explosion à l'amerrissage est gigantesque, et bien il y a un commandant de bord qui prend la décision d'amerrir, il n'a plus de moteur en plein décollage, vous vous souvenez peut-être. Ils décollent de LaGuardia, ils perdent les moteurs parce qu'il y a des oiseaux qui malheureusement passent devant l'avion et donc détruisent les moteurs et malheureusement les oiseaux aussi, ils sont à basse altitude, assez loin de l'aéroport de départ pour ne pas pouvoir y retourner, trop loin des aéroports de secours pour pouvoir s'y rendre, incapables de faire dégager une autoroute à temps, et donc ils décident ensemble dans le cockpit, commandant de bord et copilote : la seule solution, c'est de tenter d'amerrir. Et là, vous avez une équipe qui ne sait pas ce qui va se passer, mais qui se comporte fondamentalement en situation d'incertitude, ce que j'appelle le long-terme même si c'est immédiat. Ils ont perdu tous les critères habituels de fonctionnement, ils n'ont pas de moteur, il faut qu'ils improvisent comme des artistes une réponse sur la base de compétences acquises, mais là, la situation est fondamentalement nouvelle. Et bien voilà à l'œuvre, et qui a marché, ça aurait pu ne pas marcher mais il se trouve que ça a marché et c'est merveilleux, et ça n'est pas seulement de la technique ou de la science, là on est dans de l'art. On dit que les sciences de gestion ne sont pas des sciences en tant que telles, elles renvoient à un art comme l'art médical, mais aussi comme l'art des artistes, et le management ce n'est pas une science, c'est un art, une forme d'art qui consiste à s'appuyer sur des choses que l'on sait déjà, qui à force d'être répétées deviennent des réflexes, des choses évidentes, et être ouvert à tout ce qu'on ne sait pas on pourrait dire, en forçant un peu le trait mais un peu sciemment, de manière poétique, la poiesis en grec, c'est la création, peut-être qu'il nous faudrait des poètes managers ou des managers poètes, c'est selon. Merci.