Nous avons vu avec Edgar Morin que la condition humaine était d'une certaine façon le rameau d'une évolution plus générale, une évolution cosmique, une évolution biologique, et in fine, une hominisation qu'il s'agit bien de définir, parce ce que définir la condition humaine, c'est d'une certaine façon l'objet de la philosophie depuis ses origines, et cette définition n'est pas simple, on peut définir l'homme de bien des façons. Pour ma part, je retiendrai surtout finalement la définition qu'on a par exemple chez Emmanuel Kant, et qui précisément définit l'homme par l'éducation. Pourquoi? Parce ce que si l'on regarde bien, l'apprentissage humain a quelque chose de tout à fait spécifique. Il est spécifique par rapport à l'apprentissage animal, d'abord et avant tout parce ce que le petit être humain, lorsqu'il naît, est totalement démuni. C'est l'être le plus démuni qui soit. Il ou elle ne sait rien faire et tout va dépendre de son entourage, tout va dépendre du mécanisme d'apprentissage. Et ce mécanisme d'apprentissage qui est donc d'une certaine façon le propre de l'homme, et bien il va être différent pour chaque être humain, et c'est aussi ce qui va faire la différence entre les personnes. Et on est là au coeur du processus éducatif et de la compréhension des paradoxes qu'il recèle qui, d'une certain façon, sont aussi les paradoxes de la condition humaine. Très vite, l'éducation achoppe sur un certain nombre de contradictions apparentes, sur un certain nombre de paradoxes qu'il faut savoir identifier, pour pouvoir éclairer l'acte éducatif, et d'une certaine façon faire en sorte que la complexité qui le caractérise, eh bien, soit un atout de l'éducation, et donc un vecteur de progrès dans la condition humaine. Quels sont ces paradoxes? Le premier des paradoxes, c'est le paradoxe du rapport au temps, parce que l'éducation, par définition, est une référence au passé. Lorsque j'enseigne quelque chose à quelqu'un, c'est le produit de tout un savoir passé que j'ai moi-même intégré, et que je vais tenter de transmettre à quelqu'un. Cette dimension de retour sur soi, de retour sur l'histoire d'une certaine façon qu'il y a dans tout acte éducatif, lie profondément l'éducation au passé. Mais en même temps l'éducation est profondément liée au futur, d'abord parce qu'elle est faite pour préparer le futur de celui qui reçoit cette éducation, et puis ensuite parce que la véritable éducation conduit l'élève, l'étudiant à se projeter dans le futur, à construire aussi son parcours d'apprentissage qui passe évidemment par de nombreuses étapes et de nombreuses choses différentes, à telle enseigne d'ailleurs que chaque parcours de chaque personne est particulier, et que, autant on a une différence biologique entre chaque être humain, autant aussi on a une différence de parcours d'apprentissage de chaque être humain. Par rapport à l'éternel présent de l'animal, il y a dans la condition humaine un lien permanent entre passé, présent et futur, et ce présent qui fait le lien entre le passé et le futur, c'est profondément l'acte éducatif. On est là en présence de la complexité du temps, et le professeur doit intégrer cela. De ce fait, d'ailleurs, les querelles qui peuvent parfois exister en matière d'éducation entre ceux qui plaident pour d'une certaine façon le passé, c'est-à-dire la preuve que donne la tradition d'une part, et ceux qui plaident pour le futur, qui disent que un savoir ça se construit de façon un peu spontanée, et puis une querelle un peu stérile puisque d'une certaine façon les deux ont raison et que l'acte éducatif est au cœur de ces deux choses-là. Le deuxième paradoxe de l'éducation, c'est un paradoxe qu'on peut appeler le paradoxe politique. Il n'y a pas de sujet plus politique que le sujet de l'éducation. En effet, l'éducation est non seulement une clé de la condition humaine individuelle, elle est aussi une clé de la condition humaine collective, puisqu'elle est la garante de la pérennité d'une communauté, elle est la garante de l'existence d'un principe de transmission, et qui dit transmission dit évidemment éducation. Donc il est normal que la cité, la république si l'on veut, s'intéresse à la question de l'éducation. En même temps, l'éducation est le sujet privé par excellence, le sujet qui implique d'abord et avant tout la famille, avant d'impliquer l'état ou la communauté en général. Et ce paradoxe, cette tension entre le privé et le public, s'accompagne aussi du fait que nous n'avons pas la même temporalité de la vie politique et de la vie éducative. L'éducation d'un enfant en particulier est quelque chose qui prend évidemment beaucoup de temps, beaucoup plus de temps que le temps par exemple d'un gouvernement. Ceci a évidemment un impact sur notre manière de concevoir les politiques publiques éducatives, et dans une communauté bien faite, on devrait être capable de définir des sillons longs, sur des temporalités longues à partir de politiques publiques définies grâce à une approche scientifique, grâce à une vision de ce qui marche en éducation. Troisième paradoxe, le paradoxe de rapport entre théorie et pratique. L'éducation par définition est une théorisation. Lorsque je professe, eh bien je théorise ou j'utilise des théories qui ont été faites. Si l'on prend le cas de la lecture et de l'écriture, enjeu fondamental d'éducation pour les enfants, et bien la notion même de lecture est une abstraction, c'est une conceptualisation au travers des lettres, qui elles-mêmes composent des sons, qui elles-mêmes vont composer des mots, on va apprendre à l'enfant à déchiffrer ces mots. Cette théorisation est relativement récente dans l'histoire de l'humanité puisqu'elle a environ 4000 ans. Pour autant, l'éducation est intimement liée aussi à la pratique. On sait qu'il n'y a pas d'intégration véritable d'un savoir de la part de l'enfant, ou même de la part de l'adolescent ou de la part de l'adulte, s'il n'y a pas une mise en pratique de ce savoir, s'il n'y a pas une intégration presque corporelle de ce savoir. C'est tout l'enjeu de l'implication de chacun dans son éducation, et c'est tout l'enjeu du désir en éducation. Pour conclure, on voit bien donc que le paradoxe du temps, le paradoxe politique, le paradoxe théorie pratique nous montrent que l'éducation a à voir la complexité, qu'il y a des éléments qu'il faut savoir concilier, que c'est précisément parce qu'on arrive à identifier ces éléments que l'on réussit à la fois dans l'acte éducatif entre personnes, mais aussi dans la vision éducative à l'échelle d'une communauté. Et la politique éducative est donc affaire de complexité : ça ne signifie pas que c'est compliqué, ça signifie que c'est complexe, c'est-à-dire que c'est multifactoriel, l'acte éducatif correspond à une définition de l'être humain, que l'acte éducatif a un sens, qui est la progression de celui ou celle qui en bénéficie, que ce sens est celui, non seulement d'une définition de la condition humaine, mais aussi d'une certaine façon une définition de la vie, d'où l'importance du principe vital en éducation, d'où l'importance aussi du principe de liberté. D'une certaine façon, l'éducation permet de définir l'homme, mais ce qui définit l'éducation, c'est aussi que, par l'acte éducatif, si l'on réussit à transmettre ce que l'on veut transmettre en ayant reconnu la complexité de cet acte, eh bien on donne plus de liberté à celui qui en bénéficie, et donc l'éducation est nécessairement une éducation à la liberté. L'homme se définit par l'éducation, l'éducation se définit par la liberté donc l'homme se définit par la liberté.