Alors, j'ai parlé du problème du centre, j'ai parlé du problème de la hiérarchie, maintenant je vais parler du problème de la spécialisation parce que, dans un sens, il apparaît rationnel que chaque personne, ouvrier ou employé, fasse un travail très précis, et on a créé ce que l'on a appelé dans l'industrie l'O.S. l'ouvrier spécialisé sur machine, lequel fait un ou deux gestes monotones, toujours les mêmes. Ceux qui ont vu le film de Charlie Chaplin, les temps modernes, ont vu Charlie Chaplin faire toujours le même geste, comme ça, Et il suffisait d'aller chez Renault, comme je l'ai fait il y a pas mal d'années, pour voir que les O.S. étaient condamnés à un travail strict et monotone. Mais là, on a compris qu'il y avait un problème, et il y a eu aux États-unis, dans les années 30, une enquête de sociologie, qui s'appelle dans les usines un Hawthorne, et cette enquête a montré que, plus l'ouvrier était spécialisé, dans une tâche chronométrée, c'est-à-dire très rigide, et monotone, plus il y avait des risques d'accidents du travail, plus il y avait des risques de stress, plus il y avait des risques d'absentéisme. C'est-à-dire que ce système, qui était fait pour augmenter le rendement, en fait le diminuait. C'était la fausse rationalité fondée sur le calcul, et sur le fait qu'on considère qu'un être humain est un objet, et n'a pas une réaction spécifique. Et aujourd'hui, qu'on utilise dans des entreprises, qui ne sont plus seulement industrielles, qui sont des entreprises de bureaux, qui se sont multipliées aujourd'hui, qu'on utilise des procédés tendant aussi à enfermer les travailleurs dans des tâches chronométrées et parcellaires, provoque ce qu'on appelle le burn out, c'est-à-dire la personne qui n'en peut plus, qui s'effondre, et qui parfois va se suicider. Autrement dit, la fausse rationalité, c'est de croire faire des économies, par l'économie de temps, et dans le fond la réduction du travail à un objet simple, alors qu'au contraire il faut chercher une autre rationalité qui tienne compte, et c'est pour ça qu'après les expériences hawthorne s'est développé aux États-Unis le job enlargement, c'est-à-dire l'idée que l'on va élargir le travail, il ne va pas être strictement, et même un même ouvrier peut passer d'un travail à un autre, selon la saison. Et vous savez aussi que, quel est le problème de la chronométrie, effectivement elle permet de bien programmer le travail, mais la chronométrie est contraire au rythme vital de chacun d'entre nous. Nous ne vivons pas, c'est-à-dire il y a des moments qui nous semblent infiniment longs et qui pourtant passent très vite, et d'autres qui semblent très rapides et qui passent lentement, c'est-à-dire que notre vie obéit à des rythmes spécifiques, et donc il faut tenir compte à la fois des nécessités extérieures de chronométrie, et de la nécessité d'avoir ces rythmes vitaux. Donc, si vous voulez, le grand problème de l'organisation de l'entreprise c'est comment elle va combiner le centrisme c'est-à-dire nécessité d'un leadership, d'un commandement, et d'un commandement ouvert, d'ailleurs c'est pourquoi que, en général, les directeurs d'entreprises ont intérêt à s'entourer de conseillers divers, mais surtout, d'avoir une formation ouverte. On s'est rendu compte de plus en plus que dans certains cas ce n'était pas le polytechnicien, ou l'ingénieur des mines qui était le bon dirigeant, ça pouvait être le normalien, qui avait fait pourtant des études uniquement littéraires ou philosophiques, c'est-à-dire il faut avoir une compétence un peu culturelle, un peu ouverte, pour pouvoir diriger un bateau dans l'incertitude de la vie. Donc comment combiner centrisme, polycentrisme, la hiérarchie et l'anarchie, la spécialisation et la possibilité d'ouvrir la spécialisation, et surtout de provoquer des communications latérales entre les membres d'un même travail. Moi, je me rappelle que quand, après avoir fait mon premier volume de la méthode, et j'étais invité par des grandes entreprises, notamment chez Renault, j'ai stupéfait le directeur de chez Renault en lui faisant remarquer, quand il a remarqué lui-même, que il n'y avait aucune communication latérale, entre les différentes personnes qui travaillaient chez Renault. Les communications n'étaient que des communications verticales et hiérarchiques. Il a dit, eh bien maintenant on va changer un petit peu tout ça. Mais là aussi, la question c'est, il faut que ce soit un monde de communication, et non pas de compartimentation. Alors, cela étant dit, on peut comprendre ce que j'ai appelé la résistance collaboratrice. Qu'est-ce que c'est que ça, la résistance collaboratrice? Eh bien, ça m'est venu d'une étude concrète sur le terrain, d'un ouvrier P2 chez Renault, qui s'appelle Daniel Motet, qui depuis d'ailleurs est devenu sociologue, c'était son expérience, au cours des années, fin des années 50, et son expérience était double. Il travaillait dans un atelier où il fabriquait des machines-outils, ils étaient une équipe, chacun avait son travail. Comme ils étaient une petite équipe de cinq ou six, ils s'entendaient entre eux pour que, l'un puisse s'absenter, aller boire un verre ou fumer une cigarette à l'extérieur, et les autres prenaient un peu en charge son boulot, autrement dit ils transgressaient les ordres de la direction, c'est-à-dire ils résistaient, mais en même temps ils collaboraient, parce que, grâce, ils vivaient un petit peu mieux, ils avaient un peu de loisir, et donc le travail était mieux réalisé. Et de même Motet disait que par exemple il y avait une chaîne, la chaîne des moteurs, qui s'appelait U5, et quand la chaîne s'arrêtait, il y avait les instructions, vous appelez le contremaître, lequel va appeler l'ingénieur, alors l'ingénieur va voir, enfin, avant d'appeler le contremaître ou l'ingénieur, parfois un type donnait un coup de marteau quelque part dans la chaîne, et la chaîne se remettait en marche toute seule,. Donc si, là aussi, on transgressait les ordres, mais parfois ça, ça aidait le système. Et il est certain que, quand vous prenez l'existence d'une économie qui était extrêmement rigide, qui était l'économie soviétique, qui devait en principe obéir à des instructions dictées de façon abstraite par le sommet, par le parti, et que les directeurs d'usine recevaient ces instructions, qu'est-ce qui se passait? Il se passait tout d'abord qu'ils faisaient des faux rapports d'activité où ils prétendaient remplir les objectifs du plan, il se faisait qu'ils se débrouillaient entre collègues pour prendre tels ou tels matériaux qui leur manquaient, et il se faisait aussi qu'ils fermaient les yeux sur le fait que beaucoup d'ouvriers faisaient de l'absentéisme pour trouver un deuxième petit boulot, de façon à mieux pouvoir vivre. Autrement dit, c'est grâce à cette anarchie, à la base, que le système rigide de l'Union soviétique pouvait continuer clopin-clopant, plus ou moins à fonctionner. Si on obéissait aux ordres rigides, tout s'arrêtait, et si c'était la seule anarchie, rien ne marchait. C'est la combinaison, en quelque sorte, de la tricherie, de la résistance collaboratrice, qui fait marcher la machine, et qui continue à les faire marcher dans de nombreux cas, dans de nombreuses entreprises, dès que les entreprises ont un aspect un peu développé, dans un grand nombre de spécialisations et de personnels. Mais ça peut aussi arriver dans des PME, c'est-à-dire la façon dont les travailleurs résistent à des ordres qui à la limite deviennent inhumains, est une façon finalement de mieux faire marcher l'entreprise contre laquelle ils luttent.