-Je dirais que c'est un territoire post-national, et je dirais que les frontières restent quand même en grande partie opérationnelles tant à l'intérieur qu'à l'extérieur, mais que ce qui change, c'est pas tellement la fin de la frontière, mais c'est le changement de fonction de la frontière et le fait que la frontière ait une fonction, je dirais, plus complexe et que dans l'espace, elle soit... Elle est plus linéaire, en fait. C'est l'idée que j'avais développée un moment, la frontière transgressive. C'est-à-dire que l'Union européenne en fait, si on ne se contente pas de la définir comme une entité politiquement constituée, avec un territoire, ce qui en soi est problématique parce qu'il n'y a pas de souveraineté européenne après tout, mais si on la définit comme un agencement de politiques, ces politiques, elles ont des projections spatiales, et dans certains cas, la projection va au-delà de la limite de l'Union européenne. La mise en oeuvre de la politique européenne de voisinage, par exemple, qui s'appuie sur l'utilisation d'un instrument financier, cet instrument financier, il est dépensé dans les territoires voisins, mais avec des directives qui sont des directives européennes. Quand on met en oeuvre une politique migratoire, on impose ou on essaie de convaincre les voisins d'adopter des directives, des préférences politiques européennes. On européanise les voisins par le biais de l'exportation de politiques. On peut dire que c'est partiellement impérialiste, mais l'impérialisme, ça passe quand même beaucoup par la domination directe, je dirais, et par le biais de la coercition. Par prudence, on pourrait parler de néo-impérialisme. Je dirais qu'en fait, il y a une espèce de soft power à l'européenne, par son effet masse. C'est l'idée qu'avait développée l'AED, par exemple. Par son caractère massif, l'Union européenne, lorsqu'elle décide quelque chose en interne, va influencer de toute façon un grand nombre d'acteurs. Par ailleurs, par le biais de la politique de voisinage et d'autres politiques, par exemple la charte de l'énergie, elle essaie d'amener les pays du voisinage ou les pays qui sont fonctionnellement importants pour elle, à modifier leurs comportements pour s'aligner sur ses propres standards. Mais ça passe plus par la puissance de conviction ou la tentative de convaincre les Etats que par un impérialisme. Ou alors un impérialisme soft. Je sais pas si ça existe en science politique. Ou un impérialisme mou, je sais pas comment dire. En tout cas, je ne crois pas à l'idée d'impérialisme appliqué à l'Union européenne. Ca existe ailleurs dans le monde. Si on regarde les projets régionaux qui sont mis en oeuvre dans l'est anciennement soviétique, on avait une CEI, qui était une usine à gaz, qui ne marche pas, mais il y a un certain nombre d'organisations régionales qui s'élargissent. Par exemple, l'union douanière que Poutine veut transformer en construction politique, va s'enrichir bientôt de l'Arménie, par exemple. Donc il y a des constructions politiques dont les limites sont précaires dans le sens où elles sont éphémères. Si le Royaume-Uni sort, moi je pense qu'il va se passer une chose... c'est-à-dire que le Royaume-Uni, de toute façon, certes ça changera les frontières de l'Union européenne, et ce qui est sûr, c'est que l'Ecosse rentrera juste derrière et demandera son indépendance, c'est clair. Donc Cameron sent le piège qui se ferme sur lui. Pour revenir aux frontières, je dirais que de toute façon, ça changera pas grand-chose puisque le Royaume-Uni négociera pour rentrer dans un marché commun au même titre que la Norvège, que l'Islande ou le Liechtenstein ou la Suisse. Donc il fera partie de l'espace économique européen. Grosso modo, qu'est-ce qui est le plus avancé aujourd'hui dans la construction européenne ? C'est quand même plutôt le marché commun. Ca correspondra, disons, à ce qu'une partie des Britanniques, surtout les Anglais, souhaitent. C'est comme ça qu'ils voient leur relation avec l'Union européenne. Donc le marché commun continuera d'exister tel que, et il y aura un Etat de moins dans le degré le plus élevé de l'intégration qui est l'Union européenne. Là, je pense que la notion de frontières, elle continue à exister, simplement la fonction qui était la sienne, qui était de délimiter de façon exclusive et très dure un champ de souveraineté est en train de changer. Ca se complète de nouvelles fonctions. Aujourd'hui, les frontières sont des lieux, par exemple, où l'on pratique la coopération transfrontalière. Je crois que ça ne subvertit pas. Ca modifie, je dirais, le cocktail de fonctions des frontières. Ca change la forme de la frontière, effectivement. Si on regarde les frontières, ce que j'avais appelé à un moment les frontières molles du système migratoire européen, on voit que l'Union européenne a mis en place une espèce de frontière avec structure en peau d'oignon. Donc on a des frontières d'abord qui sont des frontières intérieures, les aéroports effectivement. Il y a des douanes qui passent d'un pays à l'autre, des douaniers flottants qui peuvent aller chercher des migrants illégaux dans tel ou tel pays qui n'est pas le leur. Il y a la frontière externe qui correspond à la limité extérieure de l'Union européenne. Il y a les pays voisins de l'Union européenne qui sont, par le biais de l'externalisation de certaines politiques, par le biais des pressions qu'on exerce sur eux pour modifier leur législation, qui sont déjà partie intégrante fonctionnellement du dispositif européen. Il y a les officiers internationaux de liaison qui sont dans tous les aéroports du monde. Il y a les consulats et les ambassades dans les pays de la liste noire et pas de la liste noire et ainsi de suite. Donc on a un dispositif qui a un caractère incontestablement régional puisque ça implique les pays voisins, notamment ceux qui ont signé des accords de réadmission. Je vais répondre de façon très extérieure et très distanciée. Ca me semble très important politiquement pour certaines personnes et pas pour d'autres. Ca me semble très important pour les personnes qui ont un projet européen de puissance. A partir du moment où on veut que l'Union européenne soit garante de sa propre sécurité, à partir du moment où on veut créer une forme de souveraineté européenne, à mon avis, c'est associé avec l'idée que le territoire européen doit devenir un référent identitaire. A partir du moment où cette base territoriale n'est pas stabilisée, ça ne peut en aucun cas devenir un référent identitaire. Les choses sont tout à fait claires. Il y a d'autres tendances politiques en Europe qui sont parfois dominantes dans certains Etats ou dans certains partis comme le PPE par exemple, où on dit : voilà, l'Union européenne... Pas le PPE, pardon, plutôt les socialistes et surtout les libéraux, l'Union européenne doit être le plus large possible, c'est la vision dominante au Royaume-Uni, par exemple, parce que ce que nous voyons dans l'Union européenne, c'est une bonne occasion de faire du business, de faire des affaires. Donc l'Union européenne doit être le plus grand marché intégré possible, ce qui explique que la Turquie soit déjà membre de l'union douanière. Il y a des projets qui sont plutôt restrictifs, qui sont par exemple les projets allemands et français, parce que là, on retrouve une tradition politique qui va plutôt dans le sens de l'Europe puissance, mais avec plus de fédéralisme peut-être côté allemand que dans les élites politiques françaises, avec une fin de non-recevoir opposée à l'idée de l'intégration pour l'instant de la Turquie et puis de l'Ukraine, peut-être, et d'autres Etats membres de l'ancienne URSS. Je pense qu'il y a des traditions par pays qui sont parfois liées à des impératifs idéologiques ou géopolitiques. Si on prend le cas de la Pologne, en revanche, il y a incontestablement le syndrome du grand frère. On aimerait faire entrer ces pays qui étaient autrefois les anciens confins de la Pologne, la Biélorussie à terme, si Loukachenko change de veste, et puis surtout l'Ukraine, puisque les liens sont très forts, ils persistent. J'étais récemment en Ukraine occidentale, j'étais du côté de Kaliningrad, et on voit qu'en Ukraine occidentale, les liens, surtout en Galicie orientale et en Ruthénie subcarpathique, les liens sont extrêmement forts avec les pays membres de l'Union européenne. Il y a des liens familiaux et il y a des pratiques sociales qui amènent les gens à circuler d'un pays à l'autre à travers la frontière tous les jours. Là, ça renforce à mon avis cette doctrine politique que l'on trouve notamment en Pologne mais aussi dans les pays Baltes pour des raisons à peu près similaires. L'idée c'est d'affaiblir la Russie, lui enlever une partie de sa zone d'influence, tout ça étant conforté par le positionnement américain qui est explicitement formulé dans des tas de documents. L'idée, c'est de faire en sorte que ces pays entrent dans l'Union européenne au nom de principes idéologiques et géopolitiques qui sont tout à fait recevables et questionnables, d'ailleurs, aussi.