[MUSIQUE] [MUSIQUE] Parmi les transformations biomédicales contemporaines, il y en a une qui est d'une grande importance, qui est bien entendu la médicalisation du suivi de la grossesse et de l'accouchement, et après 1945 notamment, le développement d'une hospitalisation quasi généralisée dans de nombreux pays. Madeleine Akrich, vous êtes l'auteure il y a donc une vingtaine d'années avec Bernike Pasveer en 1996 d'un magnifique ouvrage qui s'appelait Comment la naissance vient aux femmes et qui proposait une comparaison entre l'accouchement et le suivi de la grossesse, mais surtout l'accouchement, aux Pays-Bas et en France. Est-ce que vous pouvez revenir sur les dimensions techniques et sociales qui sont engagées dans ces deux configurations? >> Nous sommes venues à travailler sur ce sujet parce que Bernike Pasveer >> était venue faire un post-doc au CSI. Elle était enceinte et elle a donc eu l'occasion, finalement, de rencontrer le système français, et elle a été un peu frappée de la différence qu'elle a pu constater entre ce système français et le système néerlandais. En effet, à l'époque, les Pays-Bas ont pas mal changé depuis ce moment-là, mais il reste quand même des choses de ça, à l'époque, il y avait quand même un tiers des naissances qui se passaient encore à domicile. Et même lorsque les naissances se passaient à l'hôpital, l'idéologie dominante était qu'il fallait éviter de perturber ces naissances et d'avoir une utilisation trop forcenée des techniques, alors qu'en France à l'inverse, c'était vraiment le royaume de la technique, les femmes étaient attachées par toutes sortes de câbles, moniteurs, etc. Donc, on avait une sorte de contraste très saisissant entre deux pays finalement très proches entre lesquels il n'y a pas forcément de raison fondamentale pour qu'il y ait de différence, et en même temps très différents. Et donc ce qu'on a essayé de faire, c'est justement de décrire ce à quoi tenaient ces différences, c'est-à-dire par quoi elles étaient produites, à la fois une description de la manière dont les professions sont définies, dont elles sont organisées, la façon dont le suivi lui-même des femmes pendant la grossesse, pendant l'accouchement, se déroule dans les deux pays, et les différences que cela fait aussi du point de vue des femmes, en prenant comme angle d'attaque cette différence dans l'utilisation des technologies dans les deux pays. >> Oui, parce que la question de l'instrumentation dans l'obstétrique >> est une question très ancienne, et elle partage les savoirs entre ceux qui peuvent intervenir comme chirurgiens sur le corps des femmes, et les sages-femmes qui sont davantage à mains nues, on pourrait dire, dans l'histoire des savoirs obstétriques. Il y a beaucoup aussi de représentations sur la capacité d'agir, ou les contraintes que pose l'une ou l'autre des configurations. Dans des travaux plus personnels, vous avez essayé d'étudier les capacités d'agir des femmes, au moment de l'accouchement, dans le système français, dans le système d'un dispositif technique assez hospitalier. Est-ce que vous pouvez revenir sur la conception des techniques et finalement de l'agency, de la capacité d'agir qui ressort de vos travaux? >> Ce sur quoi cela débouche c'est quand même l'idée que notre rapport à nous-mêmes et notre rapport à notre corps, qui est quand même un rapport très important finalement dans l'expérience de l'accouchement, est un rapport qui est médié par un certain nombre de dispositifs, >> qui peuvent être techniques, qui peuvent être cognitifs, qui peuvent être sociaux. L'intérêt de la comparaison c'était justement d'avoir deux configurations assez différentes. Et le fait que nous ayons enquêté sur les femmes et que nous ayons essayé d'obtenir d'elles, ce qui n'est en général pas très difficile, des récits d'accouchements, nous a permis en fait de mettre en évidence la manière dont cette configuration autour de l'accouchement avait un effet sur l'expérience elle-même. Et finalement de mettre au jour que malgré peut-être ce que disent certaines analystes de l'accouchement qui ont tendance à supposer qu'il existe quelque part une sorte d'accouchement naturel qui exprimerait l'identité profonde des femmes, en fait dans les deux configurations, on a un ensemble de médiations mais qui sont différentes, qui sont beaucoup plus techniques et qui d'ailleurs en France conduisent un peu à externaliser les sensations de la femme qui passent par l'intermédiaire d'un certain nombre de dispositifs techniques, alors qu'aux Pays-Bas, ça va être beaucoup plus dans la relation à la sage-femme que la femme elle-même va pouvoir appréhender ce qui se passe dans son propre corps. >> Donc, ce que vous mettez en évidence dans le travail >> tel que vous le concevez en matière de sociologie et de technique, c'est qu'au fond, l'individu n'est pas séparé en tant qu'il serait un être naturel, qu'il soit le sujet individuel ou collectif, d'un environnement technique. Les formes de l'expérience, les formes de la subjectivité sont déjà et toujours liées à des expériences qui sont médiées par des techniques, ces techniques sont en partie incorporées, elles sont aussi distribuées. Est-ce que vous pouvez approfondir un peu cette notion difficile, très difficile à saisir? >> De la distribution de l'action. C'était quelque chose qui était particulièrement visible dans le cas français, puisqu'en fait on se rendait compte, notamment avec l'utilisation d'un certain nombre de dispositifs de monitoring qui permettaient de rendre visibles les contractions par exemple, et l'usage de la péridurale qui coupait la femme de ces sensations, comment pour finalement permettre à l'accouchement de se réaliser, il y avait une sorte de travail collectif dans lequel la sage-femme se faisait l'interprète du dispositif technique pour dire à la femme ce qui se passait dans son corps et l'encourageait par un engagement corporel de la sage-femme qui est assez particulier en France et qui passe par des sortes de mélopées on va dire, et c'est engager aussi la femme à agir d'une certaine manière, donc, il y a une sorte de collectif qui se construit et qui finalement produit l'accouchement, et produit l'expérience de l'accouchement. Aux Pays-Bas, je ne dirais pas qu'il n'y a pas ce collectif, simplement il est fait un peu différemment. C'est-à-dire que, en France, quand on a des récits de femmes, on voit la présence de tous ces éléments qui interviennent dans l'expérience de la femme. Aux Pays-Bas, il y a des médiations aussi, mais disons que le rôle des autres acteurs a tendance à vouloir précisément construire l'agency de la femme, c'est-à-dire à construire la femme comme étant celle qui accouche, à la différence de ce qui se passe aux Pays-Bas, mais ça passe néanmoins par un certain nombre de médiations cognitives, techniques, etc. >> Et finalement dans un contexte donné, l'un ou l'autre, les expériences personnelles des femmes peuvent être très différentes? >> Elles sont assez différentes, oui. Et elles sont en même temps assez stéréotypées finalement dans les deux contextes bien que bien sûr, il y a toujours une part relativement personnelle qui tient aux configurations particulières dans lesquelles se trouvent les femmes. Mais c'est vrai qu'un récit d'accouchement en général, en France, va faire intervenir beaucoup de dispositifs, beaucoup de mesures objectives, beaucoup d'autres acteurs, alors qu'un récit d'accouchement à domicile, aux Pays-Bas, va mettre davantage l'action sur l'intériorité, sur la perception, sur le rôle des objets de la vie quotidienne dans l'accouchement plutôt que sur des dispositifs techniques. >> Merci Madame Akrich d'avoir éclairé pour nous cette complexité des relations socio-techniques dans un moment aussi étonnant qu'est celui de l'accouchement. [MUSIQUE] [MUSIQUE]