[MUSIQUE] [MUSIQUE] Judith Butler est l'une des auteures les plus marquantes pour les études de genre. Son livre, Trouble dans le genre, a apporté des réflexions cruciales pour penser la construction des corps et des sexualités et la subversion de la norme binaire. Éric Fassin, vous avez préfacé l'édition française de Trouble dans le genre. Pouvez-vous nous dire quelle est son importance pour la pensée de genre ? >> Il faut rappeler que c'est un livre qui a été publié en anglais pour la première fois en 1990, >> et en français en 2005, donc avec un retard considérable, qui signale aussi une résistance en France et plus largement, dans les pays francophones, à l'égard de l'œuvre de Judith Butler et en particulier, de ce qu'on a appelé la théorie queer, >> par rapport à un ensemble de questionnements qui étaient peu familiers à l'intérieur du féminisme, mais aussi des études gays et lesbiennes. En 1990, ce que fait Judith Butler, c'est qu'elle propose une remise en cause d'un discours féministe identitaire. Le sous-titre de l'ouvrage, c'est sur le féminisme et la subversion de l'identité. Autrement dit, la question c'est est-ce qu'on a besoin de poser un sujet féminin comme point de départ du féminisme? Ce qu'elle va proposer, c'est donc de bousculer cette évidence politique, non pas pour renoncer à la politique, mais pour penser autrement la politique. C'est une des raisons pour lesquelles elle a, elle aura une influence considérable, non seulement théorique, mais aussi politique, pour des mouvements sociaux qui vont se réclamer de cette politique non identitaire, mais qui est une politique minoritaire. Qu'est-ce que cela veut dire une politique non identitaire? Cela veut dire qu'il s'agit plus d'interroger les normes qui assignent à des places, plutôt que de partir de ces places. Donc, au lieu de partir d'un sujet féminin, d'un sujet homosexuel ou d'un sujet lesbien, de se dire en fait, la norme est une interpellation, c'est une manière de nous dire tu es ceci, tu es cela. Au lieu d'accepter, par exemple, qu'on ne naît pas femme, on le devient, la question peut être posée. Est-ce qu'on le devient vraiment? En particulier, cette formulation, elle est résumée par une idée simple, c'est qu'en réalité, derrière le fait que nous essayons désespérément de devenir ce que nous sommes censés être, la plupart d'entre nous nous employons à essayer d'être des hommes, ou bien à essayer d'être des femmes. Pour le faire, nous avons le sentiment qu'il nous suffit de nous conformer à une sorte de mètre-étalon qui serait déposé quelque part. C'est vrai pour les hommes, mais c'est vrai aussi pour les femmes. En réalité, ce que nous dit Judith Butler, c'est qu'il n'y a pas de mètre-étalon. Il n'y a pas un Pavillon de Breteuil où serait déposé cet original. Donc, lorsque nous essayons d'imiter, lorsque nous essayons de produire des copies de cet original, en réalité, nous produisons des copies qui n'ont pas d'original. C'est ce qui a troublé beaucoup dans la lecture de Judith Butler, mais c'est ce qui me paraît intéressant et important, c'est qu'au lieu d'avoir une sorte d'évidence des choses, elle introduit le trouble. Mais, la raison pour laquelle elle peut introduire ce trouble, c'est qu'on n'est pas dans une vérité intemporelle du genre. Même si, bien entendu, l'analyse qu'elle propose, elle peut s'appliquer non pas seulement à notre époque, mais aussi à d'autres époques, je crois néanmoins qu'il y a quelque chose qui fait que c'est aujourd'hui que nous sommes prêts à entendre une telle théorie, mais aussi que c'est aujourd'hui que quelqu'un a pu produire une telle théorie. Pourquoi? Parce que précisément, le fait que nous vivons dans des sociétés qui n'acceptent plus l'ordre des choses comme une évidence définitive, plus personne ne considère qu'une femme est une femme, et que tout le monde le sait bien, puisque tout le monde sait bien que par rapport à il y a dix ans, être une femme, ce n'est pas tout à fait la même chose, être un homme, ce n'est pas tout à fait la même chose, et que d'ailleurs, tout le monde n'est pas d'accord sur ce que cela veut dire. Donc, il y a un trouble. Au lieu d'avoir l'illusion qu'il y a une vérité éternelle de l'homme et de la femme, une vérité éternelle qui serait fondée sur l'hétérosexualité, aujourd'hui, on se dit que c'est un ordre, un ordre social en même temps que sexuel, et que cet ordre est susceptible de bouger. Donc, nous vivons à un moment où nous savons bien que l'ordre du monde n'est pas définitif, qu'il bouge, qu'il est remis en cause. En même temps, bien sûr, il y a des réactions. Judith Butler suscite une hostilité très importante, jusqu'au Vatican, qui dénonce une pensée qui effacerait la différence des sexes. En réalité, il ne s'agit pas d'un effacement de la différence des sexes. Il s'agit plutôt d'une mise en question, ou peut-être de soumettre à la question, d'interroger, mais aussi d'ébranler, en tout cas de troubler. Pour ma part, je trouve que cette métaphore du trouble est intéressante, parce qu'elle veut dire plusieurs choses à la fois. C'est que d'un côté, bien sûr c'est gênant, le trouble. Mais d'un autre côté, cela veut dire tout simplement que ce n'est plus transparent. Les normes ne sont plus transparentes. C'est un peu comme une eau qui serait troublée. On voit l'eau et plus seulement le fond. Ce trouble-là, il me paraît intéressant et après tout, il n'est peut-être pas si désagréable. Il est peut-être troublant, c'est-à-dire aussi peut-être désirable. >> Merci beaucoup. >> Merci. [MUSIQUE] [MUSIQUE]