[MUSIQUE] [MUSIQUE] Dans la leçon qui précède, nous avons vu combien les frontières du sexe et du genre étaient transformées par les technologies biomédicales, dès l'entre-deux-guerres. Ces éléments vont se renforcer de façon considérable après la Seconde Guerre mondiale, autant dans le champ des sciences de la reproduction humaine, dans le champ de la procréation et de la contraception, que dans le champ de la sexualité. Afin de parler justement des transformations qui affectent la sexualité humaine, au féminin et au masculin, après la Seconde Guerre mondiale, à partir des années 1950, je reçois aujourd'hui Marilène Vuille qui est collaboratrice scientifique, qui fait donc des recherches à l'Institut des études genres. Bonjour Marilène. >> Bonjour. >> Vous êtes donc collaboratrice scientifique à l'Institut des études genre, et vous avez travaillé beaucoup sur l'histoire de l'accouchement, mais aussi sur l'histoire de la sexualité féminine. Est-ce que vous pouvez donc évoquer le paysage de cette sexualité féminine et sa médicalisation après que donc Masters et Johnson, les deux grands héros de la sexualité physiologique aient découvert entre guillemets l'orgasme, féminin et masculin, en aient défini les contours? Qu'est-ce qui va se passer, qu'est-ce qu'ils apportent et qu'est-ce qui se transforme à partir des années 50? >> Ce qui est intéressant, c'est que Masters et Johnson avaient développé un modèle de la sexualité ou de la réponse sexuelle humaine qui était en quelque sorte unisexe, c'est-à-dire équivalent pour les hommes et pour les femmes. Et on voit qu'à partir de la fin des années 80 se met en place une médecine sexuelle qui est très centrée, elle, sur le pénis et sur l'érection, donc qui s'éloigne un peu de ce modèle unisexe de Masters et Johnson. Et cette médecine sexuelle qui fait beaucoup de recherches, donc qui vise en quelque sorte à favoriser l'érection masculine et l'éjaculation, via diverses voies de recherches chirurgicales et médicales, et ce qui la lance vraiment, c'est le développement et puis la mise sur le marché à la toute fin des années 90 de produits tels que le Viagra. Donc, d'abord ça fonctionne bien, ce sont des médicaments efficaces, et puis ce sont des médicaments qui ont aussi un énorme succès commercial, et à partir de là, l'industrie pharmaceutique va mettre beaucoup de moyens à disposition de la recherche pour tenter d'obtenir l'équivalent pour les femmes, puisque c'est un marché très lucratif. Alors l'analogue qui est souvent recherché de l'érection masculine, c'est la lubrification vaginale. Donc là on voit déjà qu'on est dans un cadre culturel de cette recherche qui est d'abord hétérosexuel, et où l'acte sexuel par excellence est la pénétration d'un pénis dans un vagin. >> Donc en fait, si je vous suis bien, on a d'abord ce premier temps, >> on pourrait dire qui précède la révolution sexuelle, qui est Masters et Johnson avec la physiologie de l'orgasme, et puis donc l'idée d'une éducation sexuelle, ensuite on a donc un droit à la sexualité qui se développe du fait des transformations culturelles qui ont cours ensuite, et finalement, c'est autour de la sexualité masculine, parce qu'on pense qu'elle est physiologiquement plus simple, ce sont les urologues d'abord qui s'en occupent, >> qu'on va trouver le moyen de finalement réparer cette disfonction masculine et commercialiser donc un neurotransmetteur, enfin, vous nous direz exactement quelle est la formule chimique, enfin vous en parlerez davantage, qui permet donc de se substituer à la disfonction sexuelle masculine. Mais, très de l'époque, on va du coup essayer de répondre au traitement de la disfonction sexuelle féminine, on va le définir. Le trouble sexuel féminin va être d'un seul coup aussi médicalisé, faire l'objet d'investigations. Et comment diriez-vous que cette nouvelle définition du trouble sexuel féminin intervient, de quoi elle témoigne au cours des années 80, 90, 2000, puisque c'est encore une question d'actualité jusqu'aux neurosciences, aujourd'hui? >> Alors tout à fait, il y a aussi ce que certains sociologues ont appelé une obligation à l'orgasme maintenant, une obligation à rester sexuellement actif. Donc, il y a à la fois le développement d'une forme de droit des femmes, comme vous l'avez dit, à la jouissance, comme pour les hommes, mais ce droit est en même temps une obligation dans la société actuelle, c'est-à-dire qu'il faut rester sexuellement actif. Et cette médecine et toutes ces voies de recherches visent à développer une forme de performance féminine qui est calquée sur ce référent masculin dont le principe est perçu comme l'érection. Et ce qui est intéressant, c'est qu'on a quand même une forme d'éloignement. Pour les femmes, le problème principal à l'heure actuelle est perçu comme étant celui du désir. Donc le désir féminin et le désir masculin étant perçus comme des choses assez différentes, donc dans le modèle de Masters et Johnson, on avait cette équivalence, mais à l'heure actuelle, les modèles distinguent de plus en plus entre un désir masculin et un désir féminin, le désir masculin étant perçu comme spontané, comme endogène, donc en quelque sorte ancré dans la physiologie des hommes, tandis que le modèle du désir féminin est quelque chose qui serait plus exogène, donc stimulé par l'extérieur et réactif, ça c'est un terme qui revient très régulièrement dans ces recherches, c'est la réactivité des femmes au désir des autres. Donc le désir féminin est vu comme quelque chose de beaucoup plus, on pourrait dire aussi labile ou plus fragile que celui des hommes. >> Et relationnel d'une certaine façon. >> Et relationnel exactement. Et ça renvoie en fait à une vision de la sexualité dans laquelle les femmes sont beaucoup plus émotionnelles. La sexualité féminine est perçue comme quelque chose de beaucoup plus psychologique, beaucoup plus relationnel et émotionnel, tandis que la sexualité masculine est perçue comme quelque chose de beaucoup plus physiologique, de beaucoup plus simple en quelque sorte. Et on voit en fait que ces modèles de recherches rejoignent complètement des conceptions culturelles du féminin et du masculin. >> Donc ce qui est important de retenir, c'est que les stéréotypes culturels et les formes de naturalisation de ce qui constituerait une sorte >> d'essence ou de trend, enfin de tendance, de la sexualité féminine ou de la sexualité masculine sont réitérés et reconduits dans des conceptions, des conceptualisations, fussent-elles médicales, et même quand elles mobilisent énormément de technologies ou qu'elles donnent l'apparence d'être à la pointe d'un progrès médical. Est-ce qu'on peut parler en deux mots du programme neuroscientifique sur le désir ou... >> Alors, beaucoup de choses sont réalisées en ce moment. Évidemment, les neurosciences ayant un peu le vent en poupe en ce moment, il y a beaucoup de recherches qui sont faites avec des appareillages d'imagerie par résonance magnétique. On va voir ce qui se passe dans le cerveau des sujets, et ces sujets sont assez souvent des femmes, dans ces recherches, où on observe les stimulations dues à des stimuli, dits érotiques, comme des images ou des stimuli neutres, des images de paysages par exemple, qui seraient opposées à des images de corps nus, et qui permettent d'observer l'activation de certaines zones dans le cerveau. Donc effectivement ce sont des recherches qui utilisent des appareillages souvent coûteux, mais qui finalement effectivement reprennent des modèles de la sexualité culturellement construits et mis en place depuis longtemps. Et d'ailleurs on voit très bien que ce que disait il y a longtemps déjà un chercheur, Georges Lantéri-Laura, sur la connaissance par la médecine des perversions sexuelles qui n'est pas, qui en fait dépend complètement de découpages culturels de ce que sont les perversions, peut tout à fait être transposé à ces recherches sur la médecine à l'heure actuelle. C'est-à-dire que je pense que cette idée de Lantéri-Laura peut tout à fait s'appliquer à toute la recherche sur la sexualité. C'est-à-dire que les sciences et la médecine qui travaillent sur ce qu'est la sexualité normale ou les petites disfonctions sexuelles, en fait, ne peuvent connaître que ce que le culturel a déjà défini comme étant normal ou disfonctionnel. Alors que ces recherches prétendent s'ancrer dans la nature, dans la nature, en plus une nature qui est binaire, une nature masculine, opposée ou en tout cas, distinguée, d'une nature féminine. >> Marilène Vuille, je vous remercie pour cet entretien. >> Merci. [MUSIQUE] [MUSIQUE] [MUSIQUE] [MUSIQUE]