[MUSIQUE] [MUSIQUE] En 1769, Marie d'Anvers est condamnée dans la ville hollandaise de Gouda pour avoir été habillée huit années auparavant en homme, s'être inscrite comme soldat et avoir épousé une autre femme. Cette histoire ouvre l'ouvrage que Rudolf Dekker et Lotte van de Pol consacrent en 1989 à l'histoire des transvestismes ou du travestisme en Europe, à l'époque moderne. Leurs recherches rendent compte de 119 cas de femmes ayant vécu comme des hommes dans l'histoire des Pays-Bas. La plupart d'entre elles le sont au XVIe, au XVIIe et XVIIIe siècles. Mais la thèse des deux auteurs est que ces histoires ne sont pas une curiosité, mais relèvent d'une tradition ancienne. Sous l'Ancien Régime, la possibilité pour une femme de passer pour un homme est une option, en cas de difficulté par exemple, et elle renvoie à de multiples usages sociaux temporaires ou plus durables de ce qu'on appelle en langue anglaise le cross-dressing. Cette tradition existe dans toute l'Europe, mais plus particulièrement en Angleterre, aux Pays-Bas et en Allemagne. Lors de son procès, Marie d'Anvers a ainsi insisté sur le fait que la nature, Dieu et la destinée l'ont incitée au travestissement. Elle dit qu'elle a été traitée comme le septième garçon de sa famille, et qu'elle n'était qu'en apparence une femme, mais en nature dit-elle, un homme, qu'elle a choisi d'échapper à la pauvreté et à la prostitution en s'affirmant comme un homme et en s'enrôlant dans l'armée pour aussi servir sa patrie. Marie d'Anvers était-elle ce que nous appelerions aujourd'hui une personne transgenre? La question est difficile et sans doute peu pertinente. Dekker et van de Pol montrent comme le cross-dressing permet d'échapper à la pauvreté ou à un destin et comment il permet aussi à une femme par exemple d'avoir des relations sexuelles avec une autre femme, dans une société où le terme homosexualité n'existe pas. La question n'a donc pas vraiment de sens du point de vue de l'histoire, car les catégories de l'expérience de l'identité de genre, de sexe et de sexualité sont justement et aussi le fruit d'un contexte et d'une culture, et ne peuvent être signifiées que dans un contexte et une culture donnée. Entrons désormais dans le monde contemporain et revenons sur la question transsexuelle ou transidentitaire, sur son émergence au cours du XXe siècle et sa réalité actuelle. Judith Butler ouvre sa réflexion dans Gender Trouble en avouant le caractère existentiel d'un travail qui veut contribuer à, je la cite, rendre les vies possibles. Reprenons la généalogie du gouvernement des corps et des populations dites déviantes, et tels que les homosexuels ou les intersexes, qui sont donc marqués, ces corps, par la criminalisation, la répression, et la médicalisation tout au long du XIXe siècle et durant une bonne partie du XXe siècle, Butler s'interroge sur la possibilité pour ces vies d'exister tant au plan subjectif, social, que politique. Le temps ouvert par la révolution sexuelle des années 70 est celui de l'affirmation et de la reconnaissance des sexualités et des identités sexuelles différentes. C'est le moment aussi où on sort d'une condition criminalisée, déviante ou pathologique, la médicalisation de la prise en charge par exemple, de ce qu'on appelait autrefois des perversions, marque le passage de l'une à l'autre de ces catégories et a été un enjeu majeur pour les mouvements homosexuels contemporains. Alors que les homosexuels sont parvenus à disparaître de la classification du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux en 1974, une population nouvelle, les transsexuels, y entre, comme objets et sujets médicaux et d'intervention. Dès l'entre-deux-guerres, en fait, des personnes intersexes font l'objet de prise en charge médicale qui visent à réparer ou réorienter dans les termes de l'époque, dans le sens d'une plus grande lisibilité médicale et sociale, les indicateurs des organes sexués de ces personnes qui sont jugés comme problématiques. Ces pratiques cliniques reposent sur l'endocrinologie, qui démarre à partir du début du XXe siècle et la chirurgie réparatrice qui se développe de façon considérable entre les deux guerres mondiales. À partir de 1950 et de la plateforme médicale mise en place à l'université américaine de Johns-Hopkins, la pratique dominante vise à assigner chirugicalement et socialement un sexe à l'enfant dit intersexué, souvent à l'insu des parents et des enfants eux-mêmes. Par ailleurs, des personnes formulent le vœu d'être assignées à un sexe genre qu'elles considèrent comme étant le leur, au titre de leur identité première ou psychique, ou essentielle, celle que le psychologue Robert Stoller a appelé la core gender identity, et demande une réparation entrant dans ces plateformes techno-médicales, telles que celles qui commencent dans les années 50 aux États-Unis. Détaillons cette histoire. L'anthropologue Bernice Hausman insiste sur la singularité de ce qu'on appelle alors la question transsexuelle. Elle montre que la transidentité n'est pas l'expression nouvelle d'un désir intemporel, mais qu'elle se trouve au contraire complètement dépendante comme fait social et personnel, du développement de techniques médicales telles que l'endocrinologie, la chirurgie plastique, et de la capacité de cette technologie à établir les conditions nécessaires à l'émergence d'une demande pour le changement de sexe, comprises justement comme un indicateur de la subjectivité dite transsexuelle. Les transsexuels se définissent alors et sont définis comme des personnes devant obtenir un traitement médical pour advenir en tant que sujet. Or, ces infrastructures et ces capacités strictement techniques ou médicales en termes de théorie psychologique ou psychiatrique, comme en termes d'instrumentation, de thérapie hormonale, de capacité chirurgicale, ont une histoire et sont localisées dans des espaces, en l'occurrence, les sociétés occidentales. Hausman insiste par ailleurs sur l'homophobie implicite des médecins des années 50 à 90, et sur les normes sociales et culturelles qui régissent leur prise en charge des patients et des patientes, puisque pour être éligible à entrer dans le processus de changement de sexe genre, il convient de prouver son hétérosexualité et finalement, il s'agit d'accorder la sexualité des personnes avec un objet désiré, opposé à celui de l'identité sexuelle qu'il ou elle souhaite accomplir. Ce processus respecte et renforce ainsi la matrice hétérosexuelle de l'ordre social et politique, et la renforce du poids et de l'autorité du pouvoir médical. Ces questions se sont transformées encore au cours des années plus récentes, avec la multiplication des prises en charge, et la diversification des modalités de traitement, ainsi que l'émergence de revendications propres aux personnes transidentitaires. C'est maintenant vers le dilemme contemporain des mobilisations dites trans que nous allons continuer en donnant la parole et en nous entretenant avec Lorena Parini. Lorena, bonjour. >> Bonjour. >> Comment revenir finalement sur les enjeux médicaux, sociaux et politiques pour aujourd'hui, >> à partir peut-être de certains pays, pour autant qu'on puisse en présenter les traits juridiques, politiques, par rapport à la question transidentitaire? Comment a-t-elle évoluée? Quelles sont les modifications qui interviennent depuis cette période pionnière qui va des années 50 aux années 90 du XXe siècle? >> Oui, je crois que l'évolution est surtout marquée par la prise en main, si j'ose dire, par les personnes trans elles-mêmes ou transidentitaires, de leur corps, de leur question et de la maîtrise de leur corps. En fait, une des grandes revendications, c'est justement la démédicalisation, la dépathologisation, la dépsychiatrisation de leur corps et de leur personne, globalement. Ce n'est pas à la médecine de définir si oui ou non ils sont transsexuels. C'est un terme aussi qui a été forgé par la médecine que certains et certaines récusent. C'est à eux et elles de définir qui ils sont et de demander à la société en général, que ce soit aux autorités politiques, ou aux autorités médicales, en quelque sorte, de se dégager un peu de ce pouvoir qu'ils ont d'accorder ou pas un changement de sexe genre, pour le dire un peu globalement, et donc de reprendre en main leur propre destin, de définir eux-mêmes, elles-mêmes leur identité, et en fait, de sortir de cette emprise et de ce pouvoir que ces deux grandes institutions, la médecine et l'État en général avaient et ont encore globalement sur eux. >> Un exemple d'intervention et de mobilisation en Suisse, pour l'obtention de droits? Lesquels? Quels types de droits? Quels types? >> La dépsychiatrisation, par exemple. On sait qu'encore jusqu'à maintenant, il est obligatoire pour les personnes qui veulent changer de genre de suivre par exemple une thérapie psychiatrique d'à peu près deux ans, à l'issue de laquelle le psychiatre va dire oui ou non si la personne est autorisée à changer de sexe. Il faut dire aussi que toutes les personnes trans ne souhaitent pas une intervention chirurgicale. Il y a différentes modalités d'être transsexuel ou trans. Par exemple, simplement entre guillemets, un traitement hormonal, ou alors aucun traitement, mais simplement un changement d'état civil officiel. Donc, par exemple, la dépsychiatrisation, aussi quelque chose de très important, actuellement encore en Suisse et dans beaucoup de pays, les personnes trans, pour pouvoir accéder au changement d'état civil, doivent être stérilisées, une sorte de stérilisation forcée, qui en fait constitue une des revendications, d'arrêter les stérilisations forcées, des revendications les plus importantes et les plus fortes d'association de défense des droits des personnes trans. >> Merci. >> Je vous en prie. [MUSIQUE] [MUSIQUE]