[MUSIQUE] [MUSIQUE] [MUSIQUE] Pour comprendre les enjeux sociologiques liés au marché transnational du sexe, j'ai le plaisir d'accueillir Marylène Lieber, Professeur à l'Institut des étudiants de l'Université de Genève. Marylène Lieber a travaillé tout au long de sa carrière sur les migrations chinoises en s'intéressant notamment au vécu des femmes chinoises, lors de leur parcours migratoire. Elle a par ailleurs conduit des recherches sur les questions des violences envers les femmes, et les usages sociaux des espaces publics. Marylène Lieber, bonjour. >> Bonjour. >> J'aimerais tout d'abord commencer par une question de définition. Que signifie cette notion de marché transnational du sexe? >> Alors, si la mondialisation se caractérise par l'intensification des flux des personnes, des flux d'argent, des flux de technologies, eh bien, ce développement d'un marché transnational du sexe en fait également partie. Alors, il est structuré, en fait, par des rapports asymétriques, entre deux groupes de personnes mobiles qui n'ont pas les mêmes ressources matérielles, et qu'on peut résumer en deux tendances opposées. D'une part, des femmes, principalement, mais également des hommes, qui vont venir des pays défavorisés vers les pays favorisés pour vendre du sexe, vendre leur corps, et ainsi assurer leur survie et celle des leurs, et puis, d'autre part, des hommes des pays favorisés qui vont voyager pour acheter du sexe auprès de femmes et d'hommes dans les pays touristiques, des pays moins favorisés, et puis dans une moindre mesure, on va aussi avoir des femmes des pays favorisés, qui vont aller dans ces mêmes pays acheter du sexe auprès de jeunes hommes. >> Vous avez proposé dans vos travaux un décentrement sur la conception du travail du sexe. Une pratique, souvent enfermée dans une vision binaire, dans laquelle le sexe, le travail du sexe, pardon, serait soit de l'ordre de l'exploitation ou soit de l'ordre du choix, en binaire. Au regard de l'internationalisation de la division sexuelle du travail et de la prégnance des formes de ségrégation sexuée, vous avancez que, dans certains cas, le travail du sexe peut également devenir ce que vous appelez, un choix, entre guillemets, résigné, pour certaines femmes migrantes, donc. Qu'entendez-vous par là? >> Alors, c'est vrai qu'une grande partie des personnes qui se prostituent, dans les pays de l'OCDE, sont en fait des personnes migrantes, sans statut légal, et c'est finalement cette situation >> d'illégal qui, davantage que la prostitution en soi, est un problème pour ces personnes. Alors, les migrantes qui se prostituent sont, principalement, des femmes qui ont des projets migratoires économiques, dans une idée, finalement, que cette mobilité géographique permette une forme de mobilité sociale ascendante, afin d'améliorer leur situation et celle de leur famille. Et si certaines migrantes savaient, en bougeant, qu'elles allaient se prostituer dans le pays d'accueil, eh bien, pour d'autres femmes, ce n'était pas forcément le cas. Et c'est plutôt, on peut l'expliquer plutôt par l'exclusion du marché du travail, une fois arrivées dans le pays d'accueil, qu'elles en viennent à se prostituer. Et donc c'est ce que nous avons étudié, ou observé, ma collègue Florence Lévy et moi-même, quand on a travaillé auprès des prostituées chinoises, chinoises du Nord, à Paris. C'est, à la fois, parce qu'elles étaient exclues du marché du travail français, en raison de la langue, en raison de papiers, et qu'elles étaient également exclues du marché du travail chinois, en raison de leur provenance régionale, elles ne venaient pas de la bonne région, c'est cette double exclusion du marché du travail qui les a incitées à faire ce choix résigné. Un choix, quand on n'a plus le choix, disait une de nos interlocutrices. Et ce choix résigné, il est lié, bien sûr, aux conditions de travail, des rares emplois qui leur sont ouverts, en fait. Ces rares emplois sont souvent ce qu'on appelle des dirty work, du travail sale, c'est-à-dire du travail de nettoyage, des services domestiques, qui sont des emplois souvent au domicile d'un employeur, avec des heures extensibles, avec très peu de jours de congé. Et, ce qui peut expliquer que, finalement, à leur yeux, eh bien, la prostitution peut apparaître comme une alternative positive, une alternative plus légitime, pour elles, ou en tous cas, une situation moins difficile à supporter, et donc on est bien loin, ici, des représentations de la traite des personnes. >> Pour finir, j'aimerais m'arrêter sur la question de l'industrie du tourisme sexuel dans les pays des Suds et des Nords. Cette industrie du tourisme sexuel traduit un phénomène de transnationalisation des désirs, basé une forte ethnicisation et racialisation des représentations des sexualités des femmes, et des hommes, des pays visités. Quel regard portez-vous sur ce phénomène? >> Alors, c'est vrai que le tourisme sexuel, il s'est vraiment développé avec le développement de cette industrie d'un tourisme de masse, >> qui est désormais accessible à toutes les catégories sociales des pays favorisés, et du différentiel économique qu'on peut avoir, qui caractérise finalement les relations Nord, Sud. Et c'est vrai que ce sont avant tout des blancs et des blanches, relativement âgés, des pays riches, ou alors des personnes venant des pays riches d'Asie, qui vont s'offrir des services sexuels de jeunes hommes, de jeunes femmes, des pays, des pays touristiques, pour qui, ces jeunes hommes et ces jeunes femmes, pour qui, eh bien effectivement, la sexualité devient une ressource, et donc la prostitution devient un moyen, effectivement, d'avoir de l'argent, même si la prostitution n'est pas forcément qualifiée comme telle. Alors, vous parliez de cette question de transnationalisation du désir, c'est une notion qui vient pour vraiment parler de cette représentation de la sexualité qui va être ethnicisée, ou en tous cas, cette construction d'une altérité ethnique et raciale, ou alors, on pourrait dire, d'une sexualisation de la culture. Donc, beaucoup de travaux qui ont travaillé, par exemple, sur Cuba, montrent que ce sont avant tout les femmes noires qui sont recherchées pour leur sexualité sauvage, ou pour l'idée qu'elles seraient super sexuelles. Quand, au contraire, quand on va, Sébastien Roux a montré, pour la Thaïlande, que les femmes sont vues par les touristes blancs comme tendres, douces, attentionnées. Et puis, pour ne pas rester dans ce rapport colonial, on peut parler par exemple de l'Asie, aussi, où les Taïwanais vont voir, dans les jeunes prostituées du Sud de la Chine, au contraire, des ennemies rusées, fourbes, qu'il convient de dominer. Donc, en fait, dans chaque contexte, on va avoir un imaginaire sexuel qui va s'entrelacer avec l'histoire nationale, ou l'histoire coloniale. Donc, ce qui est intéressant dans ces études sur le tourisme sexuel, sur les migrations internationales, c'est vraiment de voir cette reconfiguration des rapports de pouvoir que sont le genre, la race, la classe, aussi l'âge, et tout ça dans ce contexte, évidemment, de globalisation, de mondialisation et de mobilité internationale. Et donc, on va pouvoir comprendre comment, dans chaque contexte, ces inégalités sociales et économiques vont favoriser le fait que la sexualité peut devenir une ressource. [MUSIQUE] >> Marylène Lieber, merci. [MUSIQUE] [MUSIQUE]