[MUSIQUE] [MUSIQUE] >> Dans la séquence qui précède, nous avons vu combien il était difficile aujourd'hui au sein même des savoirs scientifiques de connecter ou de corréler ce qui est défini comme le sexe >> avec un état matériel du corps. Les connaissances actuelles mettent en évidence la multiplicité des niveaux et des dimensions du sexe et du genre. Les mots permettant de décrire la complexité des intrications biologiques et sociales semblent en partie faire défaut pour saisir les enjeux en cours. Le sexe/genre s'avère un fait multifactoriel et éminemment complexe. Il s'agit dans cette séquence d'approfondir ces questions autour de la question du cerveau et de la façon dont le cerveau a été et est mobilisé comme acteur ou organe de la différence de sexes et des différences de préférences sexuelles ou de sexualité. Pour en parler, je reçois Cynthia Kraus, philosophe des sciences à l'Université de Lausanne qui se consacre depuis plusieurs années à la question de la conceptualisation par les neurosciences de la différence de sexes et des préférences ou comportements sexuels. Bonjour Cynthia Kraus. >> Bonjour. >> Pour commencer, je voudrais vous demander de nous rappeler depuis quand on s'intéresse à la question de savoir si le cerveau a un sexe, entre guillemets, si le cerveau a un sexe ou si le sexe ou la sexualité sont issus de mécanismes ou de fonctions cérébrales. >> Alors, historiquement, >> on peut dater l'entreprise scientifique de chercher à trouver du sexe dans le cerveau entre le XVIIIe et le XIXe siècle, avec deux sciences phares à l'époque, la phrénologie et l'anthropométrie cérébrale >> qui est une branche de l'anthropologie physique qui est spécialisée dans l'étude morphologique du crâne et du cerveau. Alors, ces deux domaines de savoir qui sont bien connus pour avoir produit des classifications hiérarchiques, non seulement entre les sexes, mais aussi entre les races et les classes, en cherchant à corréler des mesures physiques ; alors, la taille, la forme, même les bosses du crâne, le poids et les régions du cerveau, à des traits de caractère qui étaient considérés comme innés et héréditaires, notamment la criminilatié, et aussi à des facultés mentales avec un intérêt particulier pour l'intelligence. Et puis comme on le sait, l'idée prévalente à l'époque c'était que les femmes étaient moins intelligentes que les hommes parce qu'elles avaient un crâne plus petit et que leur cerveau était moins lourd que celui des hommes. Alors, du point de vue d'une histoire féministe des sciences, ce qui est intéressant je crois c'est que ces sciences que Stephen Jay Gould a qualifiées de mal-mesures du crâne et du cerveau, eh bien, au fond, ce n'est pas tant des pseudo-sciences ou des mauvaises sciences, mais plutôt des exemples de sciences normales qui s'élaborent à la croisée de traditions scientifiques et de dynamiques sociales. Ce n'est pas étonnant que des sociétés fondées sur la domination masculine, la domination raciale, des entreprises coloniales et l'exploitation aussi économique de certains groupes sociaux produisent des savoirs qui expliquent mais aussi justifient l'infériorité intellectuelle, morale, esthétique des groupes que cette société domine et exploite. >> L'autre partie de votre question portait au fond sur les savoirs qui lient sexualité et >> cerveau. Et cette fois-ci il faut aller regarder plutôt du côté des médecins psychiatres, plutôt que des médecins anatomistes, comme c'était le cas de la phrénologie et de l'anthropologie physique. Donc du côté des médecins psychiatres qui sont aussi les premiers fondateurs de la sexologie au XIXe siècle. Alors, si on va regarder les travaux par exemple de deux sexologues très importants, par exemple Richard von Krafft-Ebing et puis un médecin neurologue suisse, August Forel, eh bien, on pourra voir que dans leurs études psycho- pathologiques de sexualités jugées déviantes à l'époque, il y a toutes sortes de considérations physiques avec notamment des hypothèses qui impliquent le système nerveux. Aujourd'hui, on retrouve l'idée que le cerveau a un sexe et qu'il y a de la sexualité avec cerveau, dans un modèle qui cette fois-ci est essentiellement hormonal, c'est le modèle organisationnel du cerveau qui a été développé dans les années 50 à partir d'études animales, par les pères fondateurs de la neuroendocrinologie comportementale. Et en gros l'idée de ce modèle c'est que durant le développement, le fœtus est exposé à une hormone dite sexuelle, ou faussement appelée sexuelle, qui est la testostérone, hormone qui organise le cerveau fœtal dans un sens mâle ou dans un sens femelle. Et puis à la puberté, eh bien, cette organisation est à nouveau activée pour développer les caractères sexuels secondaires. Alors, depuis les années 80, ce modèle organisationnel du cerveau est devenu un passage obligé, au sens où l'entend la théorie de l'acteur-réseau, un passage obligé pour tous les savoirs biologiques, mais aussi des savoirs sociologiques, psychologiques, qui veulent dire des choses sur le développement de la masculinité et de la féminité. >> Donc là on est vraiment dans le monde des hormones, de l'endocrinologie, des neurotransmetteurs, mais comment en quelques mots les biologistes travaillent-ils plus concrètement, avec quels types de dispositifs expérimentaux, quels types de résultats et éventuellement quelles limites? >> Alors, il y en a plusieurs. Je peux en citer deux qui me semblent particulièrement importants. Le premier dispositif c'est justement des études animales qui sont faites en laboratoire, en particulier sur des rongeurs. Et là on peut faire deux sortes de manipulations. La première c'est de manipuler l'organisme, par exemple en injectant de la testostérone à une souris mère, donc qui est enceinte, si vous voulez, et puis essayer de voir quels sont les effets de cette testostérone qui est injectée à différents moments du développement, quels sont les effets de cette hormone sur la morphologie de la progéniture, la morphologie génitale en particulier et aussi sur les comportements sexuels de la progéniture. Alors, je donne aussi cet exemple parce que au fond, c'est à partir de ce genre d'expérience qu'a été développé le modèle organisationnel du cerveau. Une autre chose qu'on peut modifier en laboratoire, notamment avec des rats, c'est cette fois-ci l'environnement et non plus directement l'organisme, et observer quels sont les effets de l'environnement. Alors, les chercheurs travaillent avec des environnements qu'ils disent plus ou moins appauvris ou enrichis, et c'est des manipulations qui sont utilisées pour étudier par exemple les effets du stress sur les sujets rats et aussi les effets à plus long terme, notamment sur la progéniture. Alors, une des limites évidentes des études animales c'est toute la question de savoir si on peut, à partir des résultats obtenus sur des animaux de laboratoire, extrapoler quelque chose sur les humains qui vivent en société. Un autre dispositif est lié à une nouvelle technique d'imagerie cérébrale qui s'appelle l'imagerie à résonnance magnétique, l'IRM fonctionnelle, qui permet cette fois-ci, et puis c'est assez récent, d'observer le cerveau vivant ou plutôt indirectement l'activité cérébrale d'un sujet qui est vivant et qu'on met dans un scanner. Jusqu'à récemment, les études sur le cerveau étaient basées sur des cerveaux de cadavres. En gros on coupait des tranches de cerveau et puis une des choses qu'on faisait par exemple, on observait la structure, on comptait les nombres de neurones. Avec l'IRM fonctionnelle, on arrive à donner cette impression, ce sont ces très jolies images, avec beaucoup de couleurs, etc, on a cette impression que le cerveau au fond est devenu transparent. Alors, c'est un instrument qui est extrêmement intéressant on peut dire d'un point de vue aussi féministe, parce que c'est notamment avec l'IRM fonctionnelle qu'on a pu mettre en évidence des phénomènes de plasticité cérébrale, un phénomène qui vient démonter aussi l'idée qu'il y aurait un cerveau typiquement masculin et un cerveau typiquement féminin. Mais je dirai qu'il y a deux limites à cette technique d'imagerie. La première c'est il n'est pas du tout clair de savoir ce que montrent ces images, c'est des images qui sont produites à partir de nombres, qui sont corrélés et cette corrélation de nombres donne ces images avec différentes couleurs. Alors, il y a quelques années, il y a eu toute une controverse qui a été appelée controverse des corrélations dites vaudoues, Parce qu'un chercheur dans le domaine a quand même attiré l'attention des chercheurs, enfin il a même créé une polémique, en disant mais c'est quand même incroyable, c'est un instrument magique l'IRM fonctionnel, parce que le taux de corrélation, les résultats positifs, sont étonnamment élevés. Alors il y a eu une autre étude dans le contexte de cette controverse, où les chercheurs ont mis un saumon mort dans un scanner et en effet, ils ont pu observer une activité cérébrale. Donc là, il y a deux hypothèses : cela prouve l'existence de Dieu, l'âme survit au corps, ou autre hypothèse qui a été choisie plutôt par la communauté scientifique, c'était de dire oui, il faut qu'on corrige la manière dont on produit ces nombres, parce que les résultats en effet, enfin l'image, la technique montre des choses qui n'existent pas. Une autre limite qui, cette fois-ci, s'applique plus concrètement à des questions de sexe, c'est qu'au fond, l'instrument détermine, alors ça c'est une proposition générale, l'instrument détermine les questions de recherche. Le sexe est inscrit dans la technique, parce que pour faire marcher le scanner, il faut cocher homme, ou femme. Autrement dit, le sexe n'est jamais une variable qui est testée, ou questionnée, c'est-à-dire que la question qui est posée, c'est toujours, est-ce que les hommes font telle ou telle tâche de manière différente, est-ce qu'ils performent mieux que les femmes, etc. Donc ça c'est aussi, je dirais, la deuxième limite inhérente à cette technique d'imagerie-là. >> Cynthia Cross, je voudrais peut-être poser une dernière question, au vu des connaissances disponibles aujourd'hui, le plus raisonnable serait de considérer évidemment, me semble-t-il et au vu des connaissances du passé aussi, que le cerveau n'a pas de sexe ; ou que, s'il doit en avoir un, c'est d'être indéterminé, d'une certaine façon. Comment évoquer cette question, comment la traiteriez-vous, en quoi est-elle scientifiquement et politiquement intéressante? Et finalement, une autre façon de poser la question serait de vous demander, comment créer un nouveau language qui ne soit pas marqué par le poids du passé, de la naturalisation, ou le fait de transporter toujours des éléments de déterminisme ou d'essentialisation qui sont aussi reproduits dans les pratiques scientifiques contemporaines? >> Alors, je pense que la proposition, le cerveau n'a pas de sexe, est une proposition intéressante et qu'il est justifié scientifiquement de le dire, si l'on veut dire par là >> qu'il n'y a pas deux types de cerveau radicalement distincts : un cerveau typiquement masculin qui viendrait de Mars, et un cerveau typiquement féminin, qui viendrait de Vénus. Donc en effet, on n'a pas à faire à deux espèces de cerveau, comme on dirait deux espèces d'oiseaux. Une autre façon de reformuler cette proposition c'est, au fond, de dire le cerveau n'a pas de sexe, mais on peut aussi dire que chaque individu a un cerveau propre, ou qu'il y a autant de cerveaux qu'il y a d'individus. Ça c'est une proposition qui peut être justifiée scientifiquement, notamment avec les découvertes qui ont été faites sur la plasticité cérébrale, autrement dit la capacité du cerveau de se modifier, tant au niveau de la structure que des connexions neuronales, en fonction de l'apprentissage et de l'expérience vécue. Une analogie, qui du reste est utilisée par les promoteurs de la plasticité cérébrale, c'est de penser que le cerveau est un peu comme un muscle, c'est-à-dire que c'est un organe que l'on peut entraîner, en termes de mémoire, de facultés et de capacité, et le language de la plasticité est en effet un nouveau language, récent quand-même, c'est au début du XXI ème siècle que ce language commence à prendre dans les neurosciences, c'est un language qui permet de dépasser un réductionnisme biologique, disons fort, ou lourd, pour intégrer des éléments de culture et de société. Mais évidemment, cette notion de plasticité n'est pas non plus une formule magique, parce que, en tant que sociologue ou historienne des sciences, c'est-à-dire lorsqu'on essaie de produire un savoir critique y compris sur des notions qui nous semblent plus attractives, intellectuellement, politiquement, eh bien c'est quand même une notion qui entre en résonnance particulière avec une société qui valorise la performance, la flexibilité les capacités des individus à s'adapter à toute situation, et qui conçoit le cerveau comme un capital à optimiser autant pour les individus que pour les nations. >> Merci Cynthia, pour ce dernier commentaire qui nous replace entièrement dans la question sociale et économique. [MUSIQUE] [MUSIQUE] [MUSIQUE]