[MUSIQUE] [MUSIQUE] [MUSIQUE] La question des luttes contre les violences faites aux femmes ou des violences homophobes sont parfois pour légitimer de nouvelles hiérarchies ou pour disqualifier certaines catégories de populations. Raison pour laquelle il importe de réfléchir en termes intersectionnels et de voir comment la question du genre interagit avec d'autres rapports de pouvoir. C'est ce que fait Éric Fassin, qui est professeur de sociologie à l'Université Paris 8 et qui utilise la notion de démocratie sexuelle. Alors, Éric Fassin bonjour. >> Bonjour. >> Ma première question va être, vous utilisez cette question de démocratie, ce terme de démocratie sexuelle et j'aimerais savoir à quoi elle renvoie. >> Démocratie sexuelle c'est un concept, donc pour moi c'est un outil que j'ai essayé de forger dans un contexte qui était celui de la France de la fin des années 90, c'est-à-dire le débat en particulier autour du PACS. Et la question que je me posée c'est pourquoi une telle hostilité pour ce qui concerne une minorité et à l'intérieur de cette minorité, une minorité puisque la plupart des homosexuels n'inspiraient pas au mariage à l'époque. En réalité, en mon sens, ça portait sur les normes, c'est-à-dire non seulement sur les normes sexuelles, mais sur les normes plus généralement, la question étant de savoir qui les définit. Est-ce qu'elles sont définies une fois pour toutes, de manière que j'appelle transcendante, comme si c'était fondé sur une référence à Dieu ou bien à la tradition ou bien à la nature. Ou bien, à l'inverse, est-ce que on peut considérer que les normes, elles sont sujettes à négociation, remise en cause, donc est-ce qu'elles sont historiques, est-ce qu'elles sont politiques et dans ce cas-là on est dans une logique que j'appelle démocratique. Et donc ce qui m'intéressait c'était de voir comment la logique démocratique, c'est-à-dire nous définissions de manière immanente les normes, les règles, les lois, eh bien, cette logique démocratique elle s'étendait aux questions sexuelles qui étaient en quelque sorte le dernier refuge pour ceux qui refusaient l'histoire et qui refusaient la politique. Ça, c'est une version critique de la démocratie sexuelle, c'est-à-dire ça sert en quelque sorte à interroger l'évidence des normes. Les normes ne sont pas données une fois pour toutes, on peut les remettre en cause, en s'autorisant de valeurs démocratiques telles que la liberté et l'égalité. Ce qui fait que par exemple dans un débat sur la prostitution ou dans un débat sur le voile islamique, on aura des gens qui des deux côtés vont se réclamer de démocratie, de la liberté, de l'égalité. Donc ça c'était l'usage critique, en même temps, dans les années 2000, on a pu constater que de plus en plus on invoquait des logiques de démocratie sexuelle, c'est-à-dire la liberté des femmes ou l'égalité des sexualités, donc la dénonciation de la misogynie, la dénonciation de l'homophobie pour en quelque sorte instrumentaliser la démocratie sexuelle au service de la xénophobie, du racisme, de l'islamophobie, c'est-à-dire pour tracer des frontières entre eux et nous, pour inventer une altérité culturelle fondée sur le genre et la sexualité. Donc cette instrumentalisation de la démocratie sexuelle c'est quelque chose qui, comme à d'autres bien sûr, m'a paru important et il fallait essayer de le penser, c'est-à-dire que on avait le basculement d'une conception critique de la démocratie sexuelle qui sert à interroger les normes à une conception normative. C'est-à-dire qui assigne des positions, qui dit ce qu'il faut faire, qui oblige à choisir son camp. Et en particulier on voit que ça joue un rôle très important dans les politiques d'immigration en Europe, que ça joue un rôle très important dans tous les débats sur la laïcité et sur la religion, mais aussi que ça a pu jouer un rôle important dans des logiques impérialistes, par exemple pour les États-Unis au moment de justifier l'intervention en Afghanistan. >> Et donc ça nous amène à cette question est-ce que c'est un concept qui est utile pour penser la questions des violences faites et les luttes notamment contre les violences? >> À mon sens, c'est utile de deux manières. À la fois sur son versant critique et sur son versant normatif. Sur le versant critique d'abord, parce que en fait il faut comprendre que les violences souvent le fait des hommes, souvent à l'encontre des femmes, eh bien, ces violences elles peuvent s'autoriser d'une logique traditionnelle, mais aussi s'inscrire dans une logique moderne, démocratique, c'est-à-dire en réaction contre les logiques de démocratie, contre les logiques d'égalité, contre les logiques de liberté. C'est-à-dire que on voit par exemple combien au moment de la séparation ce n'est pas toujours parce qu'il y a des violences que les femmes quittent leurs conjoints, mais il peut y avoir des violences parce que les femmes quittent leurs conjoints, autrement dit lorsqu'elles réclament une autonomie. Donc penser en termes de démocratie sexuelle, c'est penser que la démocratie sexuelle ça provoque des réactions et des réactions qui peuvent être violentes, y compris dans l'intimité. Mais d'autre part il y a un usage qu'on peut dire normatif, c'est-à-dire que on a eu tendance depuis le début des années 2000 en France, en particulier avec le mot de tournante. La tournante c'était ce qui était sensé caractériser les violences dans les banlieues, chez les jeunes issus de l'immigration, donc chez les autres. Et nous avons tendance à penser que aujourd'hui nous sommes du côté de la modernité et que donc les inégalités entre les hommes et les femmes ça appartiendrait au passé et que nous au moins nous sommes courtois, sinon chevaleresques avec les dames. Eh bien, ça nous permet surtout, non pas d'assurer l'égalité entre les sexes, mais de tracer une frontière entre eux et nous, parce que nous insistons sur le fait que eux sont violents. C'est ce qu'on a vu par exemple dans tous les débats qui ont entouré les violences à Cologne. Il y avait une sorte de jubilation à dire, vous voyez bien, la violence contre les femmes c'est eux. Et je crois que c'est d'autant plus dangereux qu'en fait ces stéréotypes culturalistes, xénophobes, racistes, ils confortent la violence envers les femmes, c'est-à-dire que les minorités assignées à cette altérité, eh bien, elles peuvent retourner la domination masculine comme une manière de dire nous ne sommes pas comme vous. Donc nous avons tout intérêt à réfléchir aux conditions dans lesquelles aujourd'hui s'exercent les violences et qui s'inscrivent dans ce contexte qu'on pourrait dire de conflit sexuel des civilisations. >> Et puis surtout ça évite aussi de penser les violences qui existent aussi dans nos sociétés, les violences faites aux femmes qui existent dans nos sociétés. >> Il nous est beaucoup plus confortable de penser les violences dans les banlieues que les violences à l'université. Dire que les autres sont violents avec leurs femmes ne nous coûte rien. En revanche, reconnaître que la domination masculine, eh bien, elle s'inscrit aussi dans les rapports de pouvoir, dans les univers auxquels nous appartenons, y compris dans l'université, c'est quelque chose qui, à mon sens, explique pourquoi nous sommes tellement enclins à penser la violence des autres plutôt que la nôtre. >> Je vous remercie Éric Fassin. >> Merci [MUSIQUE] [MUSIQUE]