[MUSIQUE] [MUSIQUE] Dans cette leçon, nous allons nous intéresser aux frontières contemporaines du sexe et du genre. Pour le sens commun, la différence entre un homme et une femme s'impose comme une évidence. Cette évidence demeure cependant une énigme quand on entreprend de rendre compte des critères historiques successifs de définition du féminin et du masculin, et cette énigme s'épaissit encore quand il s'agit de mobiliser les savoirs savants qui ont été donc utilisés pour caractériser la nature de cette différence. La fragilité de nos certitudes sur le corps se manifeste par exemple si on se souvient des descriptions de la vie saine, ou si on observe ces planches anatomiques dessinées par Vésale en 1543. Quand on présente ces planches, par exemple, à un public d'étudiants dans un amphithéâtre sans donner la légende, on constate que cet organe ressemble tellement à un pénis que tout le monde pense qu'il s'agit effectivement d'un pénis. Il n'en est rien. Il s'agit d'une représentation de l'utérus. Cette réalité du sexe féminin s'imposait donc aux contemporains comme une représentation évidente et elle s'est imposée durablement, si on croit la thèse célèbre de Thomas Laqueur, suivant laquelle pour l'essentiel, en Occident, de l'Antiquité à l'époque moderne, c'est-à-dire XVIe, XVIIIe siècle, pour les historiens, le sexe féminin est considéré comme l'inverse ou le symétrique du sexe masculin. On a ici dans la planche de Vésale une représentation de la présence intérieure de l'utérus comme organe symétrique du pénis. Mais, ce paradigme est en partie transformé à l'époque moderne, à la fin de l'époque moderne, avec l'apparition, on pourrait dire d'un modèle dichotomique, antagoniste, dit de l'irréductibilité de la différence entre le féminin et le masculin, modèle qui coïncide notamment avec l'essor des sciences naturelles et biologiques. Ainsi, Thomas Laqueur, dans La fabrique du Sexe, observe comment les sciences naturelles et biologiques opèrent une naturalisation et une sexualisation du genre désormais ancrées dans le sexe. Pour lui, le genre était premier dans l'histoire des savoirs comme mode de conceptualisation de la différence, mais le sexe s'affirme et gagne du terrain et désormais, ces nouveaux savoirs sur le corps que sont les sciences naturelles et biologiques définissent ce qu'il en est de la naturalité et de l'évidence du sexe. Pour parler de cette question, et donc passer à cette nouvelle étape de l'histoire, ce moment où la biologie acquiert un statut important et donc définit le corps comme étant stable, circonscrit, en rupture avec son environnement et lisible, j'accueille aujourd'hui Bruno Strasser. >> Bonjour. >> Bonjour Bruno, historien des sciences à l'université de Genève, professeur, >> et qui donc va nous parler peut-être des questions contemporaines et des paradigmes contemporains en matière de détermination du sexe et du genre, et de la façon dont on peut avoir en fait aujourd'hui des différenciations au sein même des savoirs scientifiques biologiques en matière de détermination du sexe. >> Les débats entre biologistes aujourd'hui sur la détermination du sexe sont extrêmement actifs. Je prends peut-être un exemple contemporain. En 2009, la coureuse sud-africaine Caster Semenya gagne le 800 mètres aux Championnats du monde de Berlin. Certains coureurs, certaines coureuses mettent en doute le fait que ce soit une femme. Ensuite, l'Association internationale des fédérations d'athlétisme examine la question, et détermine, on ne sait pas exactement comment, mais détermine pour finir qu'il s'agissait bien d'une femme. Les critères qu'elle a appliqués sont ceux du taux de testostérone qu'elle a dans son corps. La fédération ensuite détermine qu'on a un certain taux normal pour une femme de testostérone, et au-delà de ce taux, on est un homme. Le hic dans cette histoire, c'est que rapidement, on se rend compte que 15 % des hommes, des athlètes d'élite mâles ont également des taux extrêmement bas, dans à peu près les normes normales qu'on trouve chez les femmes, et donc pourraient courir dans la catégorie des femmes. Cette histoire illustre en fait la difficulté de réduire le sexe à une simple molécule, la testostérone, ou un simple gène, comme le montre l'exemple de SRY. >> Qu'en est-il de cette histoire de SRY? Est-ce que vous pouvez expliquer pour le commun des mortels de quoi il s'agit? >> Jusqu'assez récemment, on a pensé que le gène SRY, un gène qu'on trouve généralement sur le chromosome Y >> était le gène de détermination du sexe. Si vous aviez ce gène-là, l'embryon indifférencié allait se développer dans un embryon mâle, et avoir tous les attributs anatomiques et physiologiques du mâle. Si vous n'aviez pas ce gène, par défaut, pas de chance, vous alliez vous développer dans un embryon femelle. Cette vision évidemment non seulement naturalise le genre et le sexe ici, un seul gène, mais aussi reprend en fait ces clichés du genre ici, du féminin comme étant passif, comme étant l'absence de quelque chose, comme étant ce mode par défaut. Quelque part, comme on dit sur le site enfant.com, les filles n'ont pas de zizi et n'ont pas non plus de gène SRY. >> Oui, je crois que c'est important de rappeler qu'effectivement dans l'histoire des savoirs, il y a donc plusieurs niveaux qui ont été retenus pour définir en science biologique ce qu'il en était du sexe. Le sexe anatomique, le sexe gonadique, les organes, le sexe chromosomique, et puis finalement, ce sexe génétique. Au final, en cette fin du XXe siècle, début du XXIe siècle, les biologistes au travail ou dans des situations sociales telles que vous les avez déterminées, ont affaire avec certaines contradictions entre ces niveaux et ces déterminations possibles du sexe. Comment peut-être pouvez-vous nous en dire un peu plus sur la façon dont finalement on développe des modèles, sur la façon dont se développe et on acquiert un sexe au cours de la croissance, du processus du développement humain, mais aussi des relations entre ce qui appartiendrait au corps et son environnement? >> Ce sont donc deux questions extrêmement intéressantes et vraiment très débattues aujourd'hui. La première, c'est celle des interactions qui existent en tous les niveaux du biologique et qui contribuent à produire en fait le sexe. Donc, la tentative de réduire à un seul gène SRY a été un échec. Le groupe de Blanche Capel à Duke University et d'autres en fait ont trouvé que plein d'autres gènes qui étaient importants pour la détermination du sexe, du sexe féminin notamment, et qui inhibaient les gènes qu'on trouvait chez les mâles. Ensuite, on a tous les autres niveaux, le niveau hormonal, le niveau gonadique, et tous ces niveaux-là en fait sont en interaction et contribuent à produire ce qu'on appelle le sexe biologique. Ce qui est le plus intéressant peut-être, c'est que ce n'est pas seulement au moment de la fécondation que se détermine le sexe, mais c'est tout au cours et tout au long du développement. Donc, depuis les premiers gènes qui sont actifs dans l'embryon jusque dans les neuf premiers mois de gestion in utero, d'autres gènes, d'autres facteurs hormonaux qui s'activent. Ensuite, à la naissance évidemment, le processus ne s'arrête pas, se poursuit dans ces grands moments de la vie que sont la puberté notamment, éventuellement la ménopause, et d'autres moments où le biologique continue d'interagir avec le biologique. Ce qui est intéressant, c'est que les différents niveaux du biologique sont en interaction. Ce n'est pas seulement un gène ou quelques gènes. Ce sont les gènes, les hormones, les différents organes sexuels et autres, qui sont en interaction et qui continuent leur développement tout au cours de la vie, donc depuis la fécondation jusqu'à la mort, le sexe se construit, et continue de se construire et de se reconstruire tout au long de cette période. >> Est-ce qu'on peut pour finir peut-être mentionner l'importance des travaux d'Anne Fausto-Sterling, >> cette biologiste féministe américaine qui a été une des premières à réfléchir au cœur des savoirs dont elle était l'une des productrices aussi, et l'une des contemporaines, sur leurs limites en termes de questionnement de recherche, mais aussi sur les impasses qui étaient parfois constatées dans certains développements de la recherche. Est-ce qu'on peut lui rendre un hommage et indiquer un petit peu quelques-uns des termes ou des mots par lesquels elle conçoit, elle propose des alternatives pour concevoir ces questions? >> Je pense qu'elle a deux contributions essentielles dans son travail qui sont vraiment importants. La première, c'est l'idée qu'on a évoquée jusqu'ici d'une interaction constante du biologique, des différents niveaux du biologique, et que ça se poursuit tout au cours de la vie. Surtout, que chaque élément du biologique, chaque gène que nous avons peut avoir des mutations, peut être différent chez une personne ou une autre, et que du coup, cette variabilité du biologique se réduit très, très mal à une dichotomie du sexe masculin ou féminin. Donc, l'intersexe n'est qu'un exemple plus visible en fait de cette variabilité, mais que cette variabilité du sexe est beaucoup, beaucoup plus grande, et qu'on arrive simplement pas à la réduire à deux cas. Le deuxième élément vraiment intéressant qu'elle met en avant, c'est que juste un des acquis des études genre était justement de distinguer le genre du sexe. Mais en ce faisant, elle a aussi cadré le genre dans le domaine du culturel, de la représentation, du social, alors que le sexe était le biologique, était fixé, était cet inné qui n'allait pas changer au cours du temps. Ce que Fausto-Sterling montre, c'est que l'inné et l'acquis, le biologique et le social, l'environnemental et le biologique continuent d'interagir et se coconstituent. Les facteurs environnementaux, l'environnement dans lequel grandissent les enfants, les régimes alimentaires par exemple chez les souris, vont avoir une influence in utero, sur le développement du sexe. La température chez les alligators, on connaît bien, mais aussi chez les humains. On sait très peu des déterminants environnementaux in utero sur le développement du sexe, parce qu'on n'a pas beaucoup regardé. Par contre, on commence à connaître plus de choses sur les facteurs environnementaux, comportementaux et sociaux, qui déterminent la biologie, par disons justement ces facteurs culturels, sociaux, etc., au cours de l'enfance, la petite enfance, mais aussi au cours de toute la vie. >> Bruno Strasser, je vous remercie. >> Merci. [MUSIQUE] [MUSIQUE]