[MUSIQUE] [MUSIQUE] [MUSIQUE] Les violences sexuelles sont le plus souvent le fait d'hommes connus de la victime, que ce soit un flirt, un amoureux, un ami, un conjoint, un ex conjoint, ce qui rend la dénonciation, et la reconnaissance pénale de ces violences, d'autant plus difficiles. Géraldine Brown est doctorante à l'Université de Genève, et elle travaille sur une sociohistoire de la reconnaissance du viol, en Suisse. Géraldine, bonjour. Les statistiques montrent, le plus souvent, que les violences sexuelles sont rarement dénoncées, ce que confirment toutes les associations qui accompagnent les victimes ; étant donné que le viol et les agressions sexuelles sont des catégories pénales, comment est-ce qu'on peut expliquer ce phénomène? >> Les études historiques sur le viol montrent que, sous l'Ancien >> Régime déjà, pour citer le cas français examiné par l'historien, Georges Vigarello, celui-ci est considéré comme relevant, non pas de la violence, mais d'un acte moralement répréhensible, et plus spécifiquement du péché de la luxure. Or, celui-ci suppose un tort partagé entre victime et auteur, qui rend toute dénonciation d'un acte de violence peu crédible, d'autant plus s'il s'est déroulé sur une certaine durée. Alors, bien qu'on ne puisse pas établir de liens directs entre ces périodes historiques, ces études donnent, néanmoins, des pistes de réflexion essentielles, sur les manières actuelles qu'ont, notamment, les acteurs des institutions policières, sociales, médicales, judiciaires, d'appréhender les agressions sexuelles, et les raisons pour lesquelles les taux de dénonciation sont très bas. À commencer par l'idée que les agressions sexuelles relèvent de la sexualité, et non pas de la violence. Supposer que c'est le cas place, en effet, le viol dans la sphère de l'acte, potentiellement, ou probablement, consentant. Et là, un travail central des chercheuses et militantes féministes, depuis les années 70, a précisément été de théoriser les violences sexuelles comme violences ; violences qui ne sont pas une fin en soi, mais bien des moyens pour humilier et, in fine, contrôler et dominer les femmes. Un second travail central des militantes et chercheurs féministes a été de mettre en lumière le caractère androcentré des représentations, des injonctions et des pratiques de l'hétérosexualité, qui influent sur les viols eux-mêmes, mais aussi sur la manière de les considérer. Et elles ont notamment souligné l'image passive de la sexualité des femmes, qui sont néanmoins considérées comme étant responsables de leur propre sexualité et de celle des hommes, et elles ont aussi montré que leur consentement, ou non, à des relations sexuelles, est indifférent, ou alors considéré comme acquis. La construction de la masculinité hégémonique repose, en contraste, sur l'idée d'une sexualité masculine qui serait active, pulsionnelle, et il en résulte que le viol est souvent légitimé comme un débordement de besoins réprimés. Et c'est ce que montre, d'ailleurs, une étude suisse de 1989, qui a interrogé une trentaine d'auteurs, non condamnés, de viol, surtout conjugal. Et donc, l'effet d'une telle légitimation est, bien entendu, d'attribuer une responsabilité, même partielle, aux victimes. Une troisième représentation, qui rend difficile la prise en compte de la parole des victimes, porte sur le degré de contrainte nécessaire pour qu'il y ait agression. Se pose, en effet, toujours la question, mais pourquoi s'est-elle laissé faire, l'expression est révélatrice, avec le soupçon, là aussi, d'un consentement ou d'une responsabilité partagée. Et là on peut citer deux apports, essentiels, des mouvements féministes et mouvements des femmes. Premièrement, elles ont montré que la non-violence caractérisait un certain idéal féminin, un moyen de lutter donc contre cette image et ces expressions dans la socialisation a été la mise en place de cours d'autodéfense féministe, qui continuent d'ailleurs d'exister, aujourd'hui, dans de nombreux pays. Et deuxièmement, les défenseuses des droits des femmes ont aussi, de près ou de loin, pris part aux réformes pénales qu'il y a eu dans plusieurs pays, notamment en France et en Suisse, entre les années 70 et 90, en participant à la redéfinition de la catégorie, viol, pour étendre le catalogue des moyens de contrainte. Reste que cette idée qu'il eut fallu mieux se défendre, mais également qu'il eut fallu prendre garde à son habillement, à sa consommation d'alcool, aux trajets empruntés, aux signaux donnés, demeure très, très ancrée, et agit de manière dissuasive pour les victimes d'agressions sexuelles. Donc, en résumé, un nombre de représentations continuent de marquer la dynamique des agressions sexuelles, et la dynamique de leur prise en charge ; représentations qui sont au détriment des personnes, en majorité des femmes et des filles, qui subissent ces agressions sexuelles. Et, si les mythes, aujourd'hui, les mythes autour du viol, pardon, et leurs effets sur les plaintes, sont aujourd'hui dénoncés assez largement, sur les réseaux sociaux, et évidemment par les associations de défense des victimes, un enjeu central des recherches est de montrer comment ces représentations structurent, concrètement, la prise en charge des victimes, notamment par le domaine judiciaire. >> Et en parlant du domaine judiciaire, justement, il y a des enquêtes sociologiques qui montrent que >> la chaîne pénale va davantage favoriser la condamnation d'agresseurs des catégories défavorisées. Qu'est-ce qu'elles nous disent ces recherches? >> Oui, alors, un autre tenant central du travail des théoriciennes et militantes féministes dès les années 70, a été de montrer que, loin des représentations communes de la figure du violeur, >> qui est généralement associé à une forme de déviance ou de marginalité, l'auteur de viols pourrait provenir vraiment de toute classe, de tout milieu social, et n'était généralement pas un individu considéré comme souffrant d'une pathologie, ou comme étant en marge de la société, enfin, en somme, vraiment que c'était un homme, comme on dit, bien sous tous rapports. Et elles insistèrent également sur le fait, et ça c'est l'autre élément central, que le viol était le plus souvent le fait d'un proche. Or, des enquêtes sociologiques récentes mettent en lumière le fait que les rares viols qui sont dénoncés, qui sont plus nombreux qu'avant, mais néanmoins très rares, subissent un traitement différencié selon la proximité entre l'auteur et la victime, ou encore selon l'origine sociale des auteurs. Et je peux dire encore que ce dernier état de fait n'est pas exclusif au viol. Pour exemple, une étude, qui a été publiée en 2009 et conduite sur 100 dossiers judiciaires dans 11 pays d'Europe par les sociologues Liz Kelly et Jo Lovett, montre par exemple que, plus les affaires judiciaires examinées se conformaient à des représentations dominantes du viol type, donc qui impliquent un auteur inconnu, un délinquant préalable, un étranger de minorité ethnique, et aussi qu'il y avait la présence de blessures, ou d'autres données disons concrètes, médico-légales, plus il était probable qu'elles soient jugées et non classées sans suite comme la plupart des autres affaires. Une autre recherche qui date, elle, de 2011, qui a été conduite par la sociologue Véronique Le Goaziou, montre que plus de 90 % des auteurs jugés en cour d'assises en France proviennent de milieux modestes ; et il est à ce titre utile de citer les hypothèses que met en avant cette sociologue. Une hypothèse est que les dénonciations seraient moins répandues parmi les classes aisées, donc une sorte de traitement en famille, une deuxième hypothèse est que les services sociaux, qui exercent un contrôle social des classes populaires, de leurs mœurs, etc., jouent un rôle actif dans la dénonciation plus élevée des cas parmi les milieux populaires, ou encore que les classes aisées sont tout simplement mieux armées vis-à-vis de la justice. Donc, en somme, ce que ces études soulignent d'essentiel est que les manières d'appréhender les agressions sexuelles ne sont pas seulement structurées par le genre, mais également par d'autres rapports sociaux, des rapports sociaux de classes, des rapports sociaux racisés. >> Merci beaucoup, Géraldine. [MUSIQUE] [MUSIQUE] [MUSIQUE]