[MUSIQUE] [MUSIQUE] Les violences de genre les plus nombreuses sont les violences conjugales comme le montrent toutes les statistiques, et les lieux où les femmes courent le plus de risques sont le cadre conjugal, ou le cadre de l'intime, et ce ne sont pas les espaces publics comme le laissent souvent penser les représentations usuelles. Les violences conjugales, elles prennent des formes physiques. Évidemment, des coups pour blesser, pour faire mal, pour infliger des douleurs, mais elles peuvent aussi prendre une forme psychologique, des formes d'humiliation ou de contrôle et de contrainte. Pauline Delage est sociologue. Elle est chercheuse FNS senior à l'Université de Lausanne, et elle a travaillé sur la prise en charge des violences conjugales en France et aux États-Unis, et elle a publié un ouvrage qui s'appelle, Violences conjugales, des combats féministes à la cause publique. Pauline Delage, ce sont les féministes qui ont contribué à visibiliser les violences conjugales, à rendre publique la parole des victimes. Est-ce que vous pouvez nous dire ce qu'elles ont mis en évidence? >> Alors, effectivement, dans les années 70, dans la lignée des mouvements féministes qu'on qualifie de mouvements de la deuxième vague, >> des militantes découvrent le problème des violences faites aux femmes et en particulier, des violences dans le cadre du couple. Les militantes montrent que ce n'est pas un phénomène qui est marginal, un phénomène qui serait lié à une déviance, ou à une pathologie individuelle. Au contraire, elles vont souligner que c'est un problème qui touche tous les milieux sociaux et que c'est un problème qui a des logiques propres, dont la racine et la cause sont à chercher dans les rapports de domination et la domination masculine en particulier, les inégalités structurelles entre les hommes et les femmes. Se faisant, elles vont tâcher d'expliquer l'inexplicable, à savoir pourquoi les femmes ne quittent pas un conjoint violent. Et donc, elles vont développer un certain nombre de concepts, comme par exemple, le concept de cycle de la violence qui détermine des phases dans la violence et qui montre que c'est un processus qui tend à enfermer les femmes dans le foyer conjugal, un processus qui est aussi alimenté par une répétition d'actes de violence. Donc, la violence conjugale, ce n'est pas un acte isolé, mais c'est bien une répétition de faits. Elles vont montrer aussi que la violence est une forme de contrôle qui se distingue du conflit de couple, et in fine, la perspective féministe souligne que si les femmes ne partent pas, c'est aussi parce que les violences conjugales comme formes de contrôle incarnent et reflètent les inégalités structurelles entre les hommes et les femmes. Si les femmes ne partent pas en effet, c'est aussi parce que les violences conjugales s'ancrent dans un contexte inégalitaire. C'est-à-dire que les femmes sont moins payées que les hommes, que les femmes s'acquittent toujours des tâches liées aux soins, ce qui rend aussi un départ particulièrement difficile. >> Oui, notamment s'il y a des enfants, etc. >> Exactement. >> Et, donc, vous, vous avez travaillé sur la prise en charge des violences conjugales >> aux États-Unis, en France et puis également en Suisse. Donc, qu'est-ce que vous pouvez nous dire sur l'évolution finalement de cette prise en charge depuis le moment où on découvre le problème à aujourd'hui? >> Alors, tout d'abord, on assiste toujours à des formes d'occultation des violences conjugales, et en particulier dans les médias >> qui parlent toujours par exemple de crime passionnel pour parler de meurtre de femmes ou de féminicide. Mais ce qui marque la période contemporaine, c'est bien le développement de l'action publique. Une action publique qui suit cependant des temporalités et qui prend des formes différentes en fonction des contextes. Par exemple, aux États-Unis, c'est un contexte qui est marqué par une judiciarisation très rapide de la violence conjugale. Dès les années 70 et dès le début des années 80, les politiques publiques se multiplient pour prendre en charge les violences et pénaliser les auteurs. En France et en Suisse, donc, cette action publique, elle va se développer plus lentement, principalement dans les années 2000, et elles vont prendre des formes un peu différentes. Cependant donc, on assiste à une forme de paradoxe à l'heure actuelle, puisqu'on assiste à la fois à une inflation de discours sur les violences conjugales, à travers les campagnes de prévention, les politiques publiques, etc., et à la fois à une euphémisation du caractère genré de ces violences. Donc, dans la société, on assiste aujourd'hui à une omniprésence du discours sur les hommes victimes de violences conjugales, ce qui témoigne d'une logique de symétrisation des violences, une symétrisation qui passe par la négation des différences de fréquence dans les violences vécues par les hommes et les femmes, et une négation aussi des différences de forme et de niveau de gravité des violences vécues par les hommes et par les femmes. >> Et donc, effectivement, les mots sont importants sur la façon de qualifier ce problème. On a parlé à un moment donné de femmes battues, on parle de violences conjugales, on parle de plus en plus souvent de violences domestiques, qu'est-ce que ça nous dit sur ces formes d'euphémisation? >> Alors, effectivement, si on parlait dans les années 70 de femmes battues, cette expression a été progressivement abandonnée parce qu'elle ne permettait pas de souligner les différentes formes de violence. Notamment, vous parliez des violences physiques, mais aussi des violences sexuelles, psychologiques, des formes d'humiliation, de mépris, etc. Donc, on a adopté l'expression violences conjugales pour justement à la fois marquer la spécificité de ces violences, à savoir qu'elles ont lieu dans le couple, et aussi pour embrasser ces différentes formes. On utilise aussi dans certains contextes, comme vous venez de le souligner, l'expression de violences domestiques qui est une expression qui finalement tend à englober les violences conjugales dans d'autres formes de violences qui ont lieu dans la sphère privée et qui d'une certaine façon occulte la spécificité des violences conjugales, à savoir le fait qu'elles ont lieu dans le couple, et qu'elles sont aussi marquées par une asymétrie de genre. Donc, cette tendance, justement, et le fait d'utiliser les violences domestiques reflète une volonté justement de traiter des violences dans le couple comme n'importe quelle forme de violence, et donc d'une certaine façon d'occulter le fait que c'est l'expression de rapports de genre. [MUSIQUE] [MUSIQUE]