[MUSIQUE] Après la Deuxième Guerre mondiale, les théories raciales biologiques ont été réfutées par la communauté scientifique, mais les corps et les sexualités demeurent racisés ou racialisés dans des contextes post-coloniaux. Je suis avec Eric Fassin. Que signifient donc ces deux termes, raciser ou racialiser? >> Pour ma part, je trouve utile de les distinguer parce que la racialisation concerne tout le monde. Par exemple, on peut considérer, c'est mon cas, qu'aujourd'hui, il y a un processus de racialisation de la société française. Cela ne veut pas simplement dire qu'il y a des racisés, c'est-à-dire des personnes non blanches, mais ça veut dire que tout le monde se retrouve pris dans ce processus. Et donc, on produit simultanément des non blancs et des blancs. Donc, la racialisaiton, c'est tout le monde, mais la racisation, c'est ceux qui sont en quelque sorte du mauvais côté de la barrière raciale, ceux qui subissent la domination raciale. Mais en tout cas, qu'on dise racisation ou qu'on dise racialisation, ce qui est important, c'est de bien voir que c'est un processus. C'est-à-dire, ça n'est pas avec un point de départ qui serait un corps racial, c'est un corps racialisé ou racisé, c'est-à-dire qui va être perçu comme autre, et qui dans certains cas va être transformé jusqu'à devenir autre. On peut prendre un exemple, qui est le fait que l'islamophobie aujourd'hui, on pourrait se dire que ça n'a rien à voir avec la race puisqu'effectivement, c'est une question de religion, de culture, et donc, ce n'est pas la couleur de peau. Oui mais justement, la racialisation, ce n'est pas le résultat du fait que les gens ont la peau de telle ou telle couleur, c'est le fait qu'on les traite de telle ou telle manière. Et puisqu'on les traite de telle ou telle manière, ça peut s'appliquer sur la religion. On le sait bien avec l'histoire de l'antisémitisme. L'antisémitisme ne repose pas sur le fait qu'on reconnaisse pas les personnes parce qu'elles sont différentes, mais qu'on s'inquiète tout le temps de ne pas les reconnaître, et donc, on va essayer de trouver des moyens de les identifier. C'est pareil pour l'Islam, on voit aujourd'hui qu'il y a des moyens d'identifier et de s'identifier à travers la barbe, à travers le voile, bref, à travers des choses qui ont à voir avec le corps. Donc, le corps, il est racisé dans ce cas-là. Ce n'est pas sa propriété naturelle, biologique, c'est une opération symbolique qui est aussi une opération de pouvoir. Si on prend un deuxième exemple qui est celui des Roms, comment sont-ils traités aujourd'hui dans la société française, dans la société suisse, dans beaucoup de sociétés européennes? On nous dit, ils ne sont pas pareils, et la preuve, c'est qu'ils n'ont pas la même culture. On ne nous dit pas que c'est une différence de race, mais simplement, tout se passe comme s'ils étaient d'une nature différente. Pourquoi? Parce qu'on ne pourrait quand même pas les traiter comme on les traite si on pensait qu'ils étaient de même nature que nous. Donc, la culture ou la nature, ça fonctionne de manière indifférente. Et ça fonctionne à travers le corps dans tous les cas, que ça passe par des symboles religieux ou que ça passe par la manière dont on va traiter les Roms, c'est-à-dire, on va par exemple considérer que pour eux, il n'y a pas besoin de ramasser les ordures, ils peuvent très bien vivre dans les ordures. Ou bien, on va considérer que il n'y a pas besoin qu'ils aient des toilettes, et donc ensuite, on va déplorer le fait que ces gens-là ne se comportent pas comme nous, qu'ils n'aient pas les mêmes corps que nous. Donc, la racialisation, c'est le fait d'assigner les gens à des places, et ça passe par la culture, mais ça passe aussi bien sûr par le corps, parce que en fait, cette naturalisation des différences sociales, elle passe de manière privilégiée par le corps, c'est une raison pour laquelle, bien sûr, on peut parler de naturalisation à propos de la différence des sexes, mais aussi bien sûr pour tout ce qui touche à la racialisation. >> Est-ce qu'elle passe aussi par des considérations autour de la sexualité? >> Bien sûr, puisque >> tout passe par le corps. Il s'agit de se dire, nous ne sommes pas les mêmes, ce qui n'est pas un constat, c'est une production. Comment faire en sorte de penser que nous ne sommes pas les mêmes? En nous disant que non seulement nous n'avons pas le même corps, mais nous n'en faisons pas le même usage. Et donc, la sexualité, c'est bien cela, c'est une manière de dire que nous savons bien que nous ne sommes pas les mêmes puisque nous n'avons pas la même sexualité, et c'est d'autant plus efficace pour racialiser que ça touche à notre intimité. Donc, nous avons le sentiment d'une perception immédiate d'une différence infranchissable entre eux et nous parce que nous n'aurions pas les mêmes désirs. Donc, la racialisation, elle peut passer par les corps, mais donc, ce n'est pas seulement la différence des sexes, c'est tout autant la sexualité. >> Eric Fassin, merci beaucoup. >> Merci. [MUSIQUE] [MUSIQUE]