[MUSIQUE] [MUSIQUE] Les États modernes ont développé des modalités diverses de contrôle des corps et des sexualités. En situation coloniale, le corps de l'autre et sa sexualité, le corps racisé, a fait l'objet de toutes sortes de régulations, mais aussi, il a suscité des fantasmes érotiques. Je suis avec Jean-François Staszak, professeur de géographie à l'université de Genève, spécialiste de la question de l'exotisme. Comment est-ce que vous voyez la relation entre érotisme et exotisme? >> Alors, pour commencer, je voudrais mettre sur la table l'idée que l'exotisme n'est jamais le propre d'un objet, d'un lieu ou d'une personne qui aurait des caractéristiques exotiques qui le rendraient tel pour l'ensemble de la planète. En fait, l'exotisme, c'est le résultat d'un processus, que j'appelle un processus d'exotisation, et ce processus, c'est un processus qui passe par le regard, qui passe par le discours, et c'est un processus par lequel quelqu'un, généralement un homme blanc, va construire le lointain comme étant quelque chose de radicalement différent. Donc, c'est un processus d'altérisation, de construction de l'altérité, et d'une altérité géographique. On superpose la distance matérielle et la distance symbolique. Et, dans ce cas-là, le différent devient l'autre, et puis le lointain devient l'ailleurs. Et la particularité de l'exotisme, c'est que d'habitude, l'autre, on a tendance à le mépriser, à s'en méfier, au point que parfois, on va le réduire en esclavage, voire l'exterminer. Mais dans le cas de l'exotisme, le paradoxe, c'est que l'autre, il est attractif, l'autre, il est pittoresque. Il devient un objet de désir et éventuellement un objet de consommation. Alors, ça fonctionne pour les paysages, ça fonctionne pour les objets, et ça fonctionne aussi pour les êtres vivants. Et évidemment, quand on parle d'objet de désir ou d'objet commercial pour un être vivant, la dimension de la sexualité est importante. Comment peut-on en venir à désirer quelqu'un en fonction ou en raison de sa différence, en raison de son altérité, en particulier dans un contexte qui est celui de la culture coloniale où cette altérité, elle est pour une bonne part construite sur le mode de la racialisation. Alors, il y a toute une période où le corps de l'autre et la sexualité de l'autre est plutôt quelque chose de menaçant, parce que pour désirer l'altérité, il faut que celle-ci cesse d'être une menace symbolique ou une menace réelle. Et mon hypothèse, c'est donc qu'il faut attendre la colonisation pour que l'exotisme se mette en place. L'autre et l'ailleurs, c'est effrayant, c'est menaçant, jusqu'au moment où on réussit à le domestiquer, on n'en a plus peur, et c'est la colonisation qui assure cette domestication. Et donc, à partir du moment où on domine l'autre, on domine l'indigène, on a arrêté d'avoir peur de lui, son corps, mais également ses caractéristiques psychologiques peuvent le rendre pittoresque, attirant, voire sexy. Et donc, avec la mise en place de la culture et du pouvoir colonial, se développe une série de fantasmes qui rendent l'indigène, puisque c'est comme cela qu'on les appelait, attirant sur le plan sexuel, désirable. Alors, ça passe par des stéréotypes, des stéréotypes qui portent aussi bien sur la matérialité du corps de l'autre que sur ses caractéristiques morales ou spirituelles. Alors, pour ce qui est de la matérialité du corps, il va y avoir beaucoup d'éléments qui vont être avancés sur la douceur de la peau, sur l'absence de poils, sur la morphologie, qui vont faire que le corps de l'autre est attirant parce qu'il est différent du corps européen. Mais le plus important à mon sens n'est pas là, il est surtout sur la dimension morale de cette différence. Il y a un modèle de genre, il y a un modèle de sexualité qui est normal, qui est celui des Européens et des Européennes, modèle de masculinité, modèle de féminité, et puis également modèle de comportements sexuels. Et si on prend l'exemple de la féminité, il y a une féminité normale, blanche, qui est construite en Europe et qui est une féminité innocente, presque virginale, c'est la figure de la mère en fait, dont l'inverse est bien sûr la figure de la putain. Et donc, la femme blanche va être plutôt pensée et conçue sous cette figure de la mère. Et donc, on disait pendant la période coloniale qu'une femme britannique, elle ne pouvait faire l'amour avec son mari que dans le noir et en pensant à l'Angleterre, cette réserve de la sexualité féminine, et la sexualité indigène va être perçue d'une autre façon, de façon transgressive. Et donc en un sens, la femme indigène n'est pas vraiment une femme parce qu'elle a des caractéristiques qui la rendent défaillante par rapport aux modèles de sexualité et de genre qui sont ceux de la femme blanche en métropole. Alors par exemple, elle va être construite, perçue comme très sensuelle, comme très douée pour les choses de l'amour, très habile dans les choses de l'amour. Bref, elle aura une sexualité qui est plutôt une sexualité masculine. Elle a presque des besoins sexuels, ce qui n'est évidemment pas le cas des femmes européennes. Et donc, pour les jeunes gens qui sont tentés par l'aventure coloniale, évidemment, il y a une promesse érotique qui est tout à fait attirante parce qu'ils vont pouvoir assouvir sur place des fantasmes sexuels qu'ils ne peuvent pas assouvir en Europe pour deux raisons. La première étant que le corps indigène est un corps disponible, ces femmes ont une sensualité presqu'animale, elles ne peuvent pas résister à la pulsion du désir, et donc matériellement, ce sont des femmes qu'on ne peut pas violer parce qu'elles sont par définition consentantes, et puis deuxièmement, il y a des tas de pratiques qui sont interdites en Europe et qu'on va considérer comme autorisées ou acceptables dans les colonies parce que les normes n'y sont pas les mêmes et les rapports de pouvoir n'y sont pas les mêmes. Et cette dimension culturelle va s'accompagner également d'une dimension légale ou institutionnelle qui matériellement vont mettre le corps indigène à disposition des colons. C'est la prostitution coloniale qui est mise en place et encadrée dans beaucoup des colonies de l'empire britannique ou de l'empire français. Ce que je viens de dire pour les femmes vaut aussi pour les hommes. C'est-à-dire, il y a aussi une construction sexuée et genrée du corps indigène masculin qui se fait autrement, et toujours sur le mode d'une anomalie, d'une déficience, d'un excès ou d'un manque. La figure de l'excès, c'est la figure de la survirilité de l'indigène qui est dangereux, qui est un violeur potentiel, un prédateur, et donc, il faut mettre les femmes blanches dans la colonie, il faut les protéger parce que évidemment, c'est impensable qu'elles-mêmes aient envie d'avoir des rapports sexuels avec un homme indigène. Cela ne peut être donc qu'une menace qu'elles subissent, donc il faut protéger la femme blanche de cet excès de sexualité ou de masculinité, et puis inversement, l'homme indigène va être aussi perçu, construit, appréhendé comme étant déficient. C'est la figure inverse de l'homme indigène, efféminé, passif, sodomite, au corps androgyne, et avec qui le colon peut éventuellement avoir un rapport sexuel sans être pour autant soupçonné ou soupçonnable d'être homosexuel puisqu'au fond, cet homme indigène n'est pas vraiment un homme, il a des caractéristiques qui sont presque des caractéristiques féminines. Et du coup, pour les hommes blancs du XIXe et du début du XXe siècle, l'empire devient une sorte de vaste bordel où tous les fantasmes peuvent être assouvis. Je pense que c'est un des moteurs importants de la colonisation. Ca ne s'arrête pas avec la fin de la colonisation puisqu'on peut montrer que le tourisme sexuel qui connaîtra un essor dans les années 1970, en fait, c'est dans le prolongement de la prostitution coloniale, ça met en place les mêmes fantasmes et puis les mêmes rapports de domination. >> Merci beaucoup, Jean-François Staszak. [MUSIQUE] [MUSIQUE]