[MUSIQUE] [MUSIQUE] Nous allons maintenant nous intéresser à la question des rapports de pouvoir et des résistances dans le cadre des religions. Afin d'analyser les ressorts des luttes et des résistances face aux nouvelles hégémonies globales, j'ai le plaisir de recevoir Çağla Aykaç, chercheuse à l'Institut des Études du genre et à l'Institut de la Citoyenneté de l'Université Genève. Elle a également travaillé à l'EHESS à Paris et à l'Université de Fatih à Istanbul par le passé. Sociologue de formation, Çağla Aykaç a analysé les transformations contemporaines de l'espace européen au regard de l'Islam avec un intérêt particulier pour les questions de genre et de racisme, les transformations qu'elle a analysé dans le cadre d'une thèse intitulée Scandales et personnages publics dans l'islam en Europe. Çağla Aykaç, bonjour. >> Bonjour. >> À l'instar des mouvements féministes, lesbiens ou du black féministe dans les années >> 70, les mouvements féministes islamiques ont apporté un décentrement dans les luttes féministes, afin de repenser la complexité de [INAUDIBLE] des rapports de domination. Quel regard portez-vous sur les transformations sociales apportées par ces mouvements féministes islamiques? >> Le féminisme islamique apparaît dans plusieurs endroits du monde dans les années 1990. Donc c'est d'abord un mouvement intellectuel qui propose de repenser les sources de connaissance islamique, donc le Coran, la sunna du Prophète, la jurisprudence islamique et qui passe par l'analyse de textes. En Iran par exemple, ce mouvement s'organise un petit peu autour d'un magazine qui s'appelle le magazine Zaman et dans d'autres parties du monde, c'est plutôt autour d'intellectuelles spécifiques. Au Maroc par exemple, Fatima Mernissi, aux États-Unis, Emine Wadud ou Asma Barlas par exemple qui sont toutes des penseuses importantes sur ces sujets-là. Donc dans les années 1990, un peu partout dans le monde, les femmes qui se revendiquent de l'islam revendiquent aussi le droit d'interpréter les textes, ce qu'on appelle le ijtihad en arabe, afin de promouvoir l'égalité des sexes, repenser les rituels et les pratiques religieuses, le droit pénal, la violence au sein de la famille ainsi que des pratiques qui sont juridiques et politiques. Le féminisme islamique est donc un mouvement qui est contre la domination masculine, des hommes musulmans sur l'interprétation des textes religieux et c'est aussi en même temps une remise en question de la production de connaissance et aussi des hiérarchies à l'intérieur de l'islam. Ainsi, ces femmes plutôt que de rejeter l'islam, utilisent l'islam comme une source de légitimité publique, et comme le souligne Margot Badran, ce courant gagne un très grand succès parmi les femmes musulmanes et pratiquantes dans les années 1990. Ce grand succès est lié en partie à l'augmentation du niveau d'éducation parmi les femmes à un niveau global, également aussi qui est très influencé par les médias sociaux et les plateformes en fait transnationales qui s'ouvrent avec les nouvelles technologies. Donc il y a beaucoup de traductions qui se font, il y a beaucoup de textes qui sont traduits, qui circulent et qui en même temps nourrissent des mouvements sociaux qui dans beaucoup de localités différentes en fait sont actifs ou des femmes militantes qui sont actives pour défendre leurs droits; et qui utilisent ces textes et ce travail sur les textes pour pouvoir nourrir en fait leur travail d'activistes. Donc il y a une vraie relation entre cela. Ceci ne veut pas dire que les femmes musulmanes ou issues des pays musulmans n'étaient pas actives ou ne posaient des demandes politiques avant les années 1990. Dans l'Empire ottoman, dans beaucoup de pays musulmans, au tournant du siècle on voit déjà que des femmes sont actives pour revendiquer leurs droits, de nouveau des femmes indépendantes, des écrivaines, des intellectuelles. Mais par contre, assez souvent, lors de ces luttes au courant du siècle ce qu'on voit c'est que ces luttes féministes sont reprises par les luttes nationalistes ou les luttes anticoloniales et en dessous un petit peu instrumentalisées dans le but d'établir l'État-nation, etc. Mais dès les années 1970, il y a un certain nombre de penseuses, d'intellectuelles qui se mettent à repenser la relation des femmes ou à écrire une histoire du Moyen-Orient et du monde musulman en incluant les expériences des femmes. Parmi ces penseuses on peut citer Fatima Mernissi de nouveau, Leila [INAUDIBLE], Leila Ahmed, Denis Kandiyoti, donc il y a tout un corpus qui se crée et qui repense la relation des femmes sous l'Empire ottoman et dans les différents pays musulmans, mais aussi tout le processus de colonisation, d'émergence des mouvements nationaux. Mais ces femmes-là, enfin dans les années 70, le discours islamique n'est pas revendiqué en fait, c'est des travaux sur les femmes musulmanes et sur le patriarcat des différentes institutions et la façon dont le patriarcat fonctionne dans le monde musulman, mais par contre qui ne se revendiquent pas d'un héritage religieux et assez souvent qui rejettent un petit peu cet héritage religieux. Donc ce qu'on voit, l'apport des féministes islamiques dans les années 80 en fait se complémente très bien avec des travaux qui existaient déjà, mais qui ne mettaient pas en fait la dimension religieuse au centre des luttes féministes dans la région. Donc finalement le féminisme islamique positionne ces femmes contre les hiérarchies dans le monde musulman, contre le système patriarcal dans le monde musulman. Beaucoup d'hommes en fait et en tout cas de personnalités religieuses ne reconnaissent pas ces discours, les critiquent très fortement, les délégitimisent et la plupart en fait ne les entendent pas du tout, donc c'est un grand silence si vous voulez dans la pensée islamique, on ne reconnaît pas vraiment en fait ces contributions à la connaissance en fait. Ces approches sont aussi fortement critiquées par des féministes qui sont laïques et qui avancent que ces femmes en fait sont en train de contribuer à leur propre soumission en utilisant les textes sacrés. Donc en fait il y a une lutte qui se passe à plusieurs niveaux, mais comme je le disais avant, dans les années 90, il y avait un énorme public qui se constitue, beaucoup de femmes musulmanes qui cherchent à donner sens à leurs expériences quotidiennes et à trouver des réponses et des directions dans les textes et en même temps un grand silence en fait et des attaques très spécifiques aussi sur les femmes qui font ce travail. >> L'un des enjeux de ces mouvements sociaux est la lutte pour la reconnaissance et la visibilité. Quelles ont été les spécificités de cet enjeu de reconnaissance dans le cadre des mouvements féministes islamiques? >> Donc la question de visibilité, elle est en fait très centrale à toutes ces questions, mais elle se pose de façons très différentes si on se situe dans un milieu occidental, en Europe ou aux États-Unis ou >> si on se situe dans un pays où il y a la sharia qui est appliquée, en Arabie Saoudite, au Bahreïn ou encore si on se retrouve dans des États qui sont musulmans séculaires, mais qui en même temps sont basés sur des, enfin qui sont majoritairement musulmans. Donc en fait on doit vraiment penser de façon très locale quand on pense cette question de visibilité, mais les questions elles se font toujours échos, si vous voulez, même si elles se posent de façons un petit peu différentes, mais pour parler du contexte occidental ici, on peut dire que la visibilité accrue des femmes musulmanes, elle se développe aussi dans les années 1990, et elle est liée très fortement à la visibilité accrue des musulmans en général en Europe. Donc c'est des questions à la migration et à la réalité post-coloniale européenne. L'affaire Rushdie à ce niveau-là, elle a été très clé pour créer de nouvelles ruptures et de nouveaux potentiels en fait, parce que à travers l'affaire Rushdie, les femmes en Angleterre, les femmes musulmanes en Angleterre ont été obligées de se positionner à la fois contre les hommes musulmans, donc la fatwa, le brûlage de livres, les attaques contre un auteur, mais en même temps elles ont dû se positionner contre les racismes que les musulmans rencontraient en Europe. Donc là on avait une forme de subjectivité féministe qui était très ancrée dans le contexte britannique à l'époque, mais qui en même temps ne jouait ni le jeu des musulmans pratiquants qui voulaient que le livre soit banni, mais en même temps qui ne jouait pas non plus le rôle de critiquer tous les hommes musulmans et nourrir le racisme ambiant. Donc et c'est à cette époque-là, à travers l'affaire Rushdie, qu'on voit un petit peu partout en Europe en fait des hommes et des femmes qui revendiquent l'islam publiquement. Donc les prières en public sur la Place de République, les affaires du voile à l'école en France, donc si vous voulez un petit peu partout en fait il y a des échos de ça. Et les femmes, à cette époque-là, ont réussi à se créer des espaces où elles mettent en avant une vraie subjectivité, qui est une subjectivité de femmes musulmanes pratiquantes mais qui en même temps, comme je vous le disais, je me répète beaucoup là, mais elles se positionnent contre les racismes en fait locaux. Donc, Neil Ferguele a pas mal travaillé sur cette question en Europe, et l'une des choses qu'elle avance, depuis les années 1980 en fait elle travaillait sur la question du voile en Turquie et sur la visibilité publique des femmes, mais avec le temps, elle part de cette question du corps des femmes, du voile de la femme, de comment la femme vit son corps, à des questions plus larges, des espaces publics, qu'est-ce qu'on fait avec les piscines, les constructions de mosquées, les écoles, la mixité, etc. Donc en fait, ces débats qui pendant très longtemps, sur la visibilité des femmes, se concentrent sur le voile de la femme, toutes les sortes de voiles différents nous amènent jusqu'au débat de la burkini de l'été passé, sont un peu symboliques de tensions civilisationnelles, et assez souvent elles n'ont pas grand chose à voir avec les droits des femmes et l'autonomie des femmes, ou le droit des femmes à disposer de leur corps, mais ont à voir plutôt avec des questions plus larges qui ont à voir avec la colonisation, le racisme, etc. >> Finalement, j'aimerais revenir sur une question d'ordre un peu plus méthodologique et vous demander comment concrètement saisir la diversité de ces mouvements, notamment au niveau de l'enquête sociologique? >> Alors, premièrement, c'est important de bien penser les termes qu'on utilise. Comme on l'a mentionné un peu, on parle de féminisme islamique, de féminisme musulman, de féminisme de femmes qui vivent dans des pays majoritaires musulmans ou qui sont issues de pays majoritairement musulmans. Donc il y a une grande diversité de féminismes dont on parle et également il y a certaines de ces femmes qui refusent le terme de féminisme. Mais il y a une chose qui est en commun un peu dans toutes, c'est la critique du patriarcat, des institutions, et du fonctionnement des mécanismes par lesquels le patriarcat fonctionne. Donc les concepts qu'on utilise sont importants. C'est important aussi d'être très situé, donc ce sont un peu des pratiques qui sont des pratiques féministes en général, mais produire des savoirs qui sont situés dans les corps des femmes, dans la pensée aussi des femmes, donc utiliser, écouter les femmes musulmanes qui parlent et ne pas parler en leur nom mais aussi être situé sur un terrain. Donc on est obligé de faire des travaux qui sont locaux, qui sont situés dans des régions spécifiques, dans des pays spécifiques, à des périodes spécifiques, en partant de l'expérience de tous les jours des femmes elles-mêmes. Il y a une chose qui est assez importante, c'est la densité historique de tous ces débats. Comme je l'ai dit, on parle depuis les années 1990, donc on est déjà à presque 25 ans d'un corpus qui a été accumulé seulement sur le féminisme islamique, mais si on regarde depuis les années 70 des femmes des pays musulmans qui produisent des connaissances sur la situation des femmes, on parle en tout cas de 40 ans de travail intellectuel accumulé. Donc, même quand on parle du débat sur la burkini de cet été, l'une des choses qui peut être très alarmante pour nous, pour des intellectuels, c'est de faire comme si ce débat venait d'émerger, sans reconnaître toute la densité historique qui existe derrière. Donc on est obligé vraiment, je pense pour faire un bon travail, de s'ancrer dans le temps, dans l'espace, mais également de toujours se souvenir de l'histoire. Aussi, Neil Ferguele insiste sur ce point, c'est que toutes ces questions sont modernes. Donc à travers les débats sur les voiles, on parle beaucoup des différences entre Orient et Occident, entre modernité et tradition, mais tous ces débats sont très modernes, et les femmes dont on parle sont des femmes de notre époque, ce sont des femmes contemporaines. Donc on a la possibilité aujourd'hui de faire des travaux sur des bloggeuses du [INAUDIBLE], les femmes qui manifestent en Arabie Saoudite pour pouvoir conduire, des femmes en Europe, etc., qui revendiquent différents droits. Donc ce que j'essaie de dire ici c'est qu'on doit utiliser des outils contemporains pour penser des questions qui sont contemporaines et ne pas mettre cette distance temporelle entre nous et ces questions là, et finalement j'aimerais dire que encore l'une des choses qui montre qu'en fait ces pratiques-là sont vraiment ancrées dans des pratiques féministes, c'est qu'il existe de plus en plus de travaux sur la masculinité en islam, et ça c'est aussi des questions qui sont importantes à prendre en compte. Pendant longtemps, ce sont les hommes qui ont écrit sur les femmes en islam. Au début du siècle déjà, il y avait des hommes qui écrivaient sur la situation des femmes. Quand vous avez des prêcheurs sur Internet, etc. Ils parlent de la position des femmes, de la sexualité des femmes, des pratiques quotidiennes des femmes. Donc, de penser cette relation aux hommes de s'approprier une voix pour se créer un espace pour parler de questions de femmes liées à l'islam, mais en même temps de faire un vrai effort pour penser la masculinité, et comment elle se déploie à un niveau et corporel et intellectuel et à des niveaux institutionnels. Et finalement, c'est important aussi de se rendre compte que ces questions se posent dans une période historique où l'islam est un peu comme un noeud pour penser des questions civilisationnelles, pour penser des questions liées au terrorisme, à la sécurité, et surtout au racisme, en général l'islamophobie étant une forme de racisme plus général. Et donc, tout ce qu'on fait est politique. Et ça de nouveau, ça nous ramène un peu à des pratiques et à une réalité féministe Tout est politique, la façon dont on parle est politique, la façon dont on s'habille est politique. Et de réussir à penser cela vraiment en se rendant compte des conséquences de ce qu'on fait, et comment on le fait est très important. [MUSIQUE] >> [INAUDIBLE], merci >> Merci. [MUSIQUE] [MUSIQUE]