[MUSIQUE] [MUSIQUE] Michel Foucault est l'un des auteurs qui a le mieux décrit et analysé la manière dont les états occidentaux modernes ont développé des pratiques, et surtout des discours, visant à définir et à contrôler les sexualités. Je suis avec Véronique Mottier, professeure à l'Université de Lausanne, et au Jesus College de l'Université de Cambridge, qui est une grande spécialiste de l'œuvre de Foucault. En quoi, donc, l'œuvre de Foucault, et particulièrement, Histoire de la Sexualité, est importante pour comprendre les sexualités? >> Je dirai que notre société occidentale moderne a avant tout réfléchi la sexualité comme une expérience biologique, n'est-ce pas. On pense à la sexualité comme une chose instinctive, une chose naturelle. On pense qu'on est né avec une certaine identité sexuelle, on est née lesbienne, on est né hétérosexuel, on est né gay. Et, lorsque Foucault commence à étudier l'histoire de la sexualité, son projet consiste vraiment à remettre en cause de manière vraiment fondamentale, cette idée-là, de la sexualité comme une chose naturelle, ahistorique. Et là il faut rappeler, bien sûr, que lorsqu'il a commencé à écrire l'Histoire de la Sexualité, il avait prévu de le faire en six volumes. Il est mort en 1984 du SIDA, alors qu'il avait fini seulement trois des volumes. Donc, on a ici une œuvre fragmentée et incomplète mais qui a néanmoins eu une influence, vraiment très très profonde, sur les débats sur la sexualité, dans la mesure où, dans les trois volumes qui sont parus, il nous montre que la sexualité a énormément varié, historiquement. C'est-à-dire que les idées qui ont été produites sur la sexualité, la manière de penser notre rapport au corps, a énormément varié selon les différentes périodes historiques, qu'il analyse dans ces trois volumes. >> Et donc, son hypothèse principale, dans cette œuvre, c'est laquelle? >> Son hypothèse principale, surtout dans le premier volume qui est paru, qui présente vraiment le projet dans son ensemble, et donc c'est vraiment le premier volume >> qui a été le plus important, qui a été le plus lu surtout, dans cette présentation de son projet, il argumente deux choses, finalement. Premièrement, il argumente que cette idée de la sexualité comme quelque chose de naturel et de biologique est une idée qui est, en fait, très récente. Il nous montre que c'est une idée qui a été produite par les discours médicaux, les discours biologiques, les discours darwiniens et néo darwiniens, au cours des dernières décennies du XXe siècle. Et c'est d'ailleurs de cette période-là que datent, par exemple, les catégories d'homosexuel, les catégories d'hétérosexuel. Ces termes n'existaient pas, avant la fin du XIXe siècle. Donc, c'est vraiment une production de discours, nouvelle, qui va radicalement transformer notre rapport à notre corps et à nos plaisirs. Dans la mesure où jusque-là, c'est avant tout l'éthique chrétienne qui produit du sens sur la sexualité, et qui pense la sexualité, avant tout, en des termes moraux. Donc qui s'inquiète de savoir quelles formes de sexualité, quelles pratiques sexuelles, sont morales ou amorales. Alors, le discours médical et biologique moderne va transformer ça et va, au contraire, produire des catégories de normalité et d'anormalité, va présenter certaines pratiques sexuelles comme normales et comme naturelles, et d'autres comme anormales, pathologiques, symptômes de maladies ou de déviances. Et, en nous montrant ça, Foucault développe une deuxième thèse, qui est la remise en cause de la manière dont on a développé l'analyse critique de la sexualité jusque-là, dans la mesure où, jusqu'au moment où Foucault commence à écrire, les analyses critiques des discours sur la sexualité s'intéressaient, avant tout, à la manière dont la sexualité a été réprimée, la manière dont elle a fait l'objet de répressions, et la manière dont elle a été mise sous silence ; l'idée du tabou, l'idée que la sexualité est quelque chose dont il ne faut pas parler, c'est quelque chose d'embarrassant, par exemple. Or, Foucault nous dit que, en fait, si on renverse notre regard, et c'est ce qu'il fait dans ce premier volume, il y a eu une explosion de discours sur la sexualité, qui commence à la fin du XIXe siècle, à s'intensifier, avec justement l'émergence de ces discours nombreux, venant de scientifiques, sexologues, psychiatres, médecins, biologistes, etc. Et qui va continuer à s'intensifier dans toute la période moderne, finalement. Et ce qu'il nous dit, c'est que finalement, c'est à ça qu'il faut s'intéresser. Il ne faut pas s'intéresser uniquement aux phénomènes de répression, mais aussi à tous les phénomènes de régulation et de normalisation qui se mettent en place à travers ces discours qui parlent de la sexualité. >> Oui, et je trouve qu'il était vraiment pionnier, puisque aujourd'hui, on vit dans un monde où les discours sur la sexualité et les images explosent. On y est confronté quotidiennement, on peut les trouver partout. Et je trouve qu'en ça il était vraiment pionnier, même pour penser l'époque actuelle. Vous pensez que son œuvre peut résonner, encore aujourd'hui, dans notre monde actuel? >> Absolument, il y a énormément de points, d'arguments, qui peuvent encore fonctionner comme sources d'inspiration pour nos analyses critiques actuelles de la sexualité. Justement, cet intérêt pour cette explosion discursive et ce regard critique qu'il porte sur cela, où il dit, finalement, parler de la sexualité n'est pas uniquement une forme de libération, comme on le pensait dans les années 1970, il y a aussi des nouveaux rapports de pouvoir qui se mettent en place, lorsqu'on parle de la sexualité, et on en parle tout le temps, on est en train de faire quelque chose, on est en train de produire des effets de pouvoir ; par exemple, sur les personnes qu'on classifie à travers les catégories médicales, biologiques etc. Qui continuent à être produites, bien sûr. Un deuxième point qui est extrêmement important, et qui découle de ce premier point, est cet argument, vraiment absolument, qui est absolument au cœur de l'œuvre de Foucault, comme quoi la sexualité est une des arènes principales dans lesquelles les rapports de pouvoir se mettent en place, donc le fait de voir la sexualité comme un objet de pouvoir, et l'encouragement aux chercheurs, et aux chercheuses, de développer des analyses critiques de ce qui se passe dans ce domaine de la sexualité. Ça, c'est un point extrêmement important. Maintenant, il n'était pas le seul à le dire. Et, évidemment, au moment où il publie, en 1976, son premier volume de l'Histoire de la Sexualité, il y a aussi les théoriciennes féministes, qui argumentent que la sexualité est un des domaines des rapports de pouvoir entre hommes et femmes et même, un des domaines très importants de ces inégalités de pouvoir est cette inégalité de genre, face à la sexualité, la manière dont les effets de pouvoir peuvent être différents sur les femmes et sur les hommes, ça c'est un point que Foucault n'a sans doute pas suffisamment apprécié. Il en parle en passant, mais en des termes très vagues et ce n'est pas un enjeu qui l'intéressait énormément, dans son œuvre. Je pense qu'on peut le critiquer pour ça. Donc, dans ce sens là, il faisait partie d'un mouvement plus général, et évidemment, ce regard critique sur les rapports de pouvoir, sur la sexualité comme un objet de pouvoir, est quelque chose qui est, aujourd'hui encore davantage, ou en tout cas, autant d'actualité qu'au moment où il écrivait son œuvre. Il y a un autre point qui continue à être extrêmement important, où l'œuvre de Foucault est à la fois source d'inspiration et où elle présente aussi quelques limites, et ça c'est sur l'aspect de la lutte politique autour de la sexualité. Donc, dans son œuvre, la position que Foucault lui-même adoptait c'était qu'il fallait développer un regard critique face aux catégories qui nous sont imposées, finalement, ces catégories sexuelles, notamment d'hétérosexualité, homosexualité, on pourrait ajouter trans, aujourd'hui à cela, qui est une catégorie qui est devenue une catégorie politique très importante. Pour Foucault, la réponse politique qu'il fallait développer face à ces discours qui nous régulent, qui nous normalisent, ou qui nous présentent comme étant des individus déviants, pour lui, la réponse était une réponse de rejet. Il disait, il faut refuser les identités. Et je pense qu'en disant cela, il a sous-estimé le pouvoir de l'action collective ; dans la mesure où, tout ce qui s'est passé après sa mort, dans le domaine de la politique de la sexualité, nous a montré le pouvoir que peuvent avoir des mouvements organisés, qui peuvent défendre des droits de certaines catégories qui sont, effectivement, classifiées, mais qui ont montré, finalement, que l'on peut, ce que l'on peut atteindre. Qu'on peut obtenir des acquis en parlant au nom de ces identités. Cela nous permet aussi de nous organiser collectivement. Et ça, c'est un aspect qui manque dans l'analyse de Foucault, dans la mesure où il n'y a pas vraiment d'analyse positive de l'action collective dans son œuvre. >> Eh bien, Véronique Mottier, merci beaucoup. [MUSIQUE] [MUSIQUE] [MUSIQUE]