[MUSIQUE] Dans le cadre de cette séquence, nous allons tenter de comprendre quelle place occupent les études genre dans l'anthropologie. Nous verrons dans un premier temps comment la question du genre a émergé dans cette discipline, avant de souligner dans un second temps les apports des études de genre dans l'anthropologie. Mais avant de commencer, j'aimerais revenir sur la genèse et les fondements de l'anthropologie. Qu'est-ce que l'anthropologie? Il faut tout d'abord rappeler que l'anthropologie est née plusieurs fois sous différentes formes comme le souligne Maurice Godelier. En effet, cette discipline continue encore aujourd'hui de se redéfinir au regard de la mutation de ses thèmes de recherche, de ses méthodes et des transformations des sociétés. On peut toutefois dater les débuts de l'anthropologie sur le terrain au début du XIXe siècle. A cette époque, la discipline est avant tout marquée par un agenda colonial. L'anthropologie est portée par des fonctionnaires coloniaux dont le désir est de comprendre l'autre, l'altérité, sous l'angle d'une anthropométrie raciste et évolutioniste, et ceci à des fins politiques, bien sûr. Ce n'est qu'au milieu du XIXe siècle qu'une rupture majeure avec l'anthropologie colonialiste se dessine. C'est en effet à ce moment que l'anthropométrie revêt pour la première fois un caractère scientifique avec les travaux de Lewis Morgan et d'Edward Taylor, présentés aujourd'hui comme les fondateurs de la discipline. Le tournant du XXe siècle constitue quant à lui un moment clé dans l'institutionnalisation de la discipline. C'est en effet à cette époque que l'anthropologie sociale prend racine en Angleterre sous l'influence des travaux de Bronislaw Malinowski et d'Edward Evans-Pritchard. Mais également en France avec les travaux de Marcel Mauss. Aux Etats-Unis, c'est l'anthropologie culturelle qui s'institutionnalise avec à sa tête Franz Boas. Ce tournant marque le début d'un projet anthropologique dont l'objectif est de comprendre l'organisation sociale des sociétés. La démarche de l'anthropologie est dès lors, comme le résume l'anthropologue Mondher Kilani, de réfléchir sur le rapport unité diversité de l'humanité dans le but de dégager des règles ou des principes propres à interpréter les différences et les similitudes observables entre toutes les sociétés. Pour ce faire, les anthropologues ses sont intéressés à la famille, aux structures de la parenté, aux rites, aux mythes, aux croyances et à la culture afin de mettre en avant les invariants des sociétés. Outre ce projet théorique, l'anthropologie, c'est avant tout distinguer par une méthodologie axée sur une immersion. C'est-à-dire un enracinement dans le terrain qui passait selon Malinowski par la nécessité de se couper de sa société et de camper comme il le disait pendant plusieurs années dans le village étudié. Avant de rendre compte de l'émergence du genre dans l'anthropologie, il est important de rappeler que des femmes ont également participé à la fondation de la discipline. Parmi les illustres pionnières, on peut mentionner Ruth Benedict, anthropologue américaine, étudiante de Franz Boas, dont les recherches sur les amérindiennes et les amérindiens ont été déterminantes dans l'essor du courant du culturalisme. Vous pouvez également citer Zora Neale Hurston, romancière et anthropologue africaine américaine, également étudiante de Franz Boas, qui s'est intéressée à la diaspora africaine ainsi qu'aux pratiques narratives qu'on appelle en anglais le storytelling. On ne peut évoquer l'apport des pionnières à l'anthropologie sans s'arrêter sur les travaux de Margaret Mead. Cette anthropologue est sûrement celle dont les travaux ont le plus marqué la discipline, notamment du fait qu'elle fut l'une des premières femmes à faire carrière dans un milieu académique dominé par les hommes. Mais également à ouvrir des portes sur le terrain afin de rentrer dans le monde des femmes, un monde dont les anthropologues hommes n'avaient jusqu'à lors pas eu accès. Elle a ainsi montré l'importance que pouvait revêtir le statut de chercheur au féminin notamment pour l'étude de la famille, des sexualités, ou de la division du travail entre les sexes. Mais ce qui a surtout fait la notoriété de Margaret Mead fut de pointer, à travers l'étude de trois sociétés océaniques, que ce qu'elle nommait les tempéraments, c'est-à-dire les comportements, était loin d'être derminé par le biologique, mais plutôt modelé par l'éducation, comme elle le raconte en 1935 dans l'introduction de son livre, Moeurs et sexualité en Océanie. Je cite, je m'étais fixé pour tâche une étude du conditionnement de la personnalité sociale de chaque sexe, dans l'espoir qu'elle jetterait quelque lumière sur la différence entre hommes et femmes. Je partageais la croyance générale de nos sociétés qu'il existait un tempérament lié au sexe, et qui pouvait au plus n'être que déformé ou détourné de son expression normale. J'étais loin de soupçonner que les tempéraments que nous considérons comme propres à un sexe donné peuvent n'être que de simples variantes du tempérament humain, et que c'est l'éducation qui, avec plus ou moins de succès et selon les individus, permet aux hommes ou aux femmes, ou aux deux, de s'en approcher. Si les apports de Margaret Mead sur le rôle de l'éducation dans la construction des tempéraments a marqué profondément l'anthropologie et plus largement les sciences sociales, il faut toutefois noter que son travail a fait l'objet de nombreuses critiques par la suite. Tant de la part des anthropologues que des féministes, notamment pour son idée de complémentarité des sexes et son invisibilisation des violences subies par les femmes. Néanmoins, son travail a eu le mérite de considérer sérieusement les expériences des femmes dans l'organisation sociale des sociétés et de montrer le rôle de l'éducation et de la culture dans l'apprentissage des comportements sexués. Si Margaret Mead a contribué à visibiliser les femmes et la construction des comportements sexués, la critique féministe et la notion de genre ont véritablement fait leur apparition en anthropologie dans les années 60, 70. A l'instar d'autres disciplines, les critiques féministes ont pointé les biais androcentrés qui ont forgé l'anthropologie. Que ce soit par l'invisibilisation des femmes, le traitement superficiel de leur activité, la conception hétérocentrée des sexualités et de la parenté, ou encore la lecture stéréotypée des rapports sociaux de sexe. Le concept de genre est introduit pour la première fois par l'anthropologue américaine Gayle Rubin, en 1975, dans un article qui a depuis fait référence intitulé, The traffic in women: notes on the political economy of sex. A travers ses travaux sur les sexualités, Rubin fut ainsi l'une des premières à placer au coeur de l'analyse anthropologique l'oppression des femmes en remettant en question les structures de la parenté. Elle analyse en effet comment le concept d'échange des femmes tel qu'il est mobilisé par ses pairs masque en réalité une économie politique du sexe, c'est-à-dire un marché des femmes à la source de leur exploitation. En montrant comment le système sexe genre existe de façon intrinsèque à la culture, elle va dès lors marquer de son empreinte féministe l'anthropologie américaine et outre-atlantique. Ce tournant analytique radical axé sur l'oppression des femmes va également être porté à la même époque par les travaux de Marilyn Strathern en Angleterre, mais aussi Nicole-Claude Mathieu en France. C'est d'ailleurs cette dernière qui fera la traduction de l'article de Rubin, intitué désormais en français, Le marché aux femmes : économie politique du sexe et système de sexe genre. Nicole-Claude Mathieu est une figure centrale de la pensée féministe matérialiste et de l'anthropologie féministe. Elle fut l'une des premières anthropologues françaises à décrypter avec rigueur les biais androcentriques dans la pratique de l'anthropologie, que ce soit dans le positionnement du chercheur, le choix des thèmes de recherches, la production des matériaux, ou encore l'interprétation des données. Des recherches qui l'ont menée, à la fin de sa carrière, à s'intéresser dans le cadre d'une enquête internationale qu'elle a codirigée dans les années 2000, sur les rares sociétés matrilinéaires, c'est-à-dire des sociétés dans lesquelles tout individu appartient uniquement au groupe de parenté de la mère, qui transmet elle seule la filiation, et les sociétés uxorimatrilocales dans lesquelles l'homme s'exile pour vivre chez son épouse après le mariage. Nicole-Claude Mathieu souligne d'entrée qu'il ne s'agit pas de société de type matriarcal, cette notion relevant davantage du fantasme masculin. Elle montre toutefois comment le déploiement des rapports sociaux de sexe dans les sociétés matrilinéaires et uxorimatrilocales, à travers une autre organisation symbolique et matérielle des alliances, de la filiation, de la résidence et de la transgression peut donner davantage de pouvoir aux femmes, contrairement aux sociétés patriarcales fondées sur l'échange des femmes par des groupes d'hommes. Parmi les chercheuses et chercheurs qui ont étudié la domination masculine et dont les travaux ont marqué le champ de l'anthropologie française, on pourra également citer Paola Tabet et son concept de continuum des échanges économicosexuels, Françoise Héritier qui explique avec son concept de balance différentielle des sexes que de tout temps et dans tout lieu, le masculin est considéré comme supérieur au féminin. On peut également citer Maurice Codelier qui dans son ouvrage, La production des grands hommes des Baruyas en Papouasie Nouvelle-Guinée montre comment la domination masculine est régie par un système institutionnel dans lequel s'articulent les croyances, les mythes, le contrôle des corps et les initiations. Aujourd'hui, les études genre, à l'instar des études des études post-coloniales ou du post-modernisme, sont devenues des courants majeurs de l'anthropologie qui coexistent avec l'anthropologie sociale et culturelle. Parmi les anthropologues contemporains qui continuent d'alimenter la critique féministe au sein de l'anthropologie, on peut notamment citer Lila Abu-Lughod, américaine d'origine palestinienne qui dans un article désormais célèbre de 1991 intitulé, Writing against culture, écrit contre la culture, littéralement, élabore une critique de la notion de culture, afin de montrer comment cette notion tend à réifier et homogénéiser un rapport hiérarchique entre soi et l'autre. Elle propose en effet de déconstruire le postulat anthropologique basé sur la distinction entre soi et l'autre à partir duquel repose une notion de culture qui enferme et unifie les individus, notamment les femmes dites d'ailleurs d'une autre culture. A partir des leçons tirées de la crise du sujet du féminisme, c'est-à-dire au nom de qui peut-on parler en tant qu'anthropologue, Abu-Lughod propose de repenser le rapport à l'altérité à la culture dans l'anthropologie. Elle suggère ainsi d'abandonner l'idée de culture et de recourir plutôt à l'analyse des discours et des pratiques, de mener des ethnographies du particulier et de repenser le positionnement d'extériorité de l'anthropologue. Au final, on retiendra donc que le genre, en tant qu'approche théorique, mais également en tant qu'objet d'étude, a participé avec d'autres courants de pensée à alimenter progressivement les mutations de l'anthropologie. [MUSIQUE] [MUSIQUE]