[MUSIQUE] [MUSIQUE] Dans la séquence qui précède, nous nous sommes intéressés à la question classique de la part et de la place des femmes dans la production des sciences et des savoirs. La question initiale, qui a pu, qui peut produire des sciences dans les sociétés occidentales, permet d'interroger la manière dont les sciences sont ordinairement produites, dont elles s'insèrent dans des valeurs et les cultures dominantes d'une époque dont elles contribuent à définir et redéfinir des rapports sociaux et de genres. L'accent mis sur l'exclusion historique des femmes de la production scientifique permet de questionner la neutralité des sciences et s'insère ainsi dans un mouvement plus vaste qui s'inaugure dans les années 1970 et interroge directement les significations des pratiques scientifiques contemporaines et passées. Comprendre ce que sont les sciences en société, entreprendre une sociologie des pratiques scientifiques, devient un projet intellectuel de premier ordre, qui se déploie de façons multiples et sur de nombreux terrains au cours des décennies suivantes, à la fin du XXe siècle en Angleterre, aux États-Unis, en Allemagne, en France, dans les pays nordiques. Des universitaires féministes contribuent notamment aux États-Unis au déploiement de cette critique et à l'exploration de nouvelles questions et domaines pour la recherche, et délimitent ainsi un nouveau champ de connaissances. Une première question posée est bien whose knowledge, à qui la connaissance? Ou, de qui, à partir de qui la connaissance, qui peut connaître? Dans ce mouvement et notamment en histoire, il s'agit aussi de rendre compte de la contribution des femmes à la production scientifique. Les recherches sur ce qu'on appelle alors femmes et sciences ont contribué à mettre à jour la participation des femmes à la production des connaissances, en démontrant une nouvelle fois qu'en sciences comme dans d'autres domaines, le travail, l'activité, on trouve les femmes quand on les cherche. Qu'il s'agisse de femmes célèbres ou d'inconnues, les chercheuses féministes n'ont pas tenu pour acquis les récits dominants et ont construit leurs propres histoires, plus justes, plus riches, plus complexes. Et cette histoire conduit à redéfinir les contours historiques et sociaux de l'activité scientifique. Ainsi, le modèle romantique du grand savant et le laboratoire universitaire comme forme historique de production de savoir occultent la réalité des modes de production des savoirs au XVIIe et au XVIIIe siècles, la cour du roi, les salons aristocratiques de la période moderne et le rôle que les femmes sont amenées à y jouer. D'autres recherches, par exemple celles de Londa Schiebinger, une historienne américaine de l'époque moderne, pointent la dimension des savoirs indigènes des femmes. Une quête donc autour de la question whose knowledge, qui participe à l'élargissement de la définition des pratiques scientifiques par la restitution de la diversité des façons de faire sciences dans l'histoire des sociétés occidentales. Dans une deuxième phase ou un deuxième programme, a consisté à aller vers la question : what is science, which critic of science? Qu'est-ce que la science, quelle critique pouvons-nous faire de la science? On voit ainsi comment la question initiale sur le sujet légitime et réel de la connaissance, l'acteur, l'actrice, le producteur, productrice de sciences conduit à poser la question de ce qu'est la science, de ce que sont les sciences dans différents contextes. Au fond, comme Evelyn Fox Keller ou Sandra Harding l'ont thématisé, on passe de la question, women in science, quelle est la place des femmes dans les sciences, à la question, mais qu'est-ce que c'est que les sciences et quelle peut être une perspective féministe sur les sciences? Comment questionner, d'un point de vue de genres, les sciences comme activité et comme pratique? Cela passe par exemple, en tant que programme, par le fait de s'interroger sur la nature des savoirs qui sont produits en sciences à propos de la nature de la différence de sexes. Notamment à propos des corps et du sexe, et cela passe aussi par le fait de s'interroger sur la façon dont le genre se trouve au cœur des rapports de pouvoir-savoir, et donc sur la façon dont les sciences influencent ou non l'organisation de ces rapports. Le genre est donc questionné au cœur des pratiques scientifiques et de la production des savoirs. Cette critique féministe des sciences à la convergence des gender studies et des social studies of science est un sujet sur lequel nous reviendrons dans une séquence prochaine avec l'historien Dominique Pestre et avec d'autres aspects qui seront développés notamment dans la dernière séquence sur les épistémologies féministes et la connaissance située. Il faut retenir à ce stade qu'elle se déploie sur de multiples terrains de l'histoire passée et présente des espaces de production des savoirs et des pratiques et modes de vies, et donc elle redéfinit les modalités par lesquelles on peut questionner pour le présent le fait de vivre en contexte technoscientifique. J'insisterai donc en dernier point sur la contribution déterminante de Donna Haraway, qui insiste sur le fait que produire des faits scientifiques, c'est ne pas cesser de mobiliser des ressources non scientifiques, et en particulier des rapports de domination de classe, de genre, de race ; on y reviendra. C'est aussi réitérer un rapport complexe à la nature et un rapport particulier au monde vivant comme origines, ressources, matériaux, objets. C'est encore transformer les frontières de la nature et de l'artefact pour des fins qui sont ou non explicitées, mais qui sont élaborées dans le travail scientifique lui-même. Au fond, ce qui caractérise l'ordre technoscientifique qui se développe à partir de l'époque moderne, au XVIe, XVIIIe siècles après la révolution scientifique en Europe et en Occident, c'est que les sciences sont des entreprises de transformation du monde. Elles sont d'ores et déjà et toujours des domaines instrumentés et instrumentaux, qui transforment le monde et qui donc transforment notre condition et notre rapport au monde social en tant que fait ou donnée. Une deuxième idée développée par Donna Haraway, notamment dans son très grand texte, le Manifeste cyborg et qu'on retrouve dans ses travaux ultérieurs, eh bien le fait que nous vivons dans un domaine scientifique, dans un état sociétal où nous sommes déjà et toujours imbriqués dans des relations médiées et conduits dans des relations sociales qui sont médiées par les sciences et les techniques. Donc d'une certaine façon, Haraway montre que les sciences sont des faits sociaux impurs, hybrides, dans lesquels les activités humaines et sociales sont impliquées ; mais elle montre aussi que nous-mêmes en tant qu'humains, nous sommes en fait médiés par les technologies et en fait envahis, transformés par les dynamiques biotechnologiques et l'invasion par exemple de technologies de diagnostic ou de prothèses, d'éléments qui nous différencient d'une définition naturelle, ou qui aurait été naturelle de notre être. Haraway ne croit pas à la nature. Elle dit que nous sommes des êtres hybrides. Et donc ce qui l'intéresse, et ce qui nous intéresse en fait dans ce programme de critique des sciences et des techniques dans une perspective féministe, c'est de regarder comment les sciences et les techniques peuvent être mobilisées comme arrangements pour régler des questions sociales ou politiques. C'est un des apports de Madeleine Akrich ou de Bruno Latour. C'est encore d'observer, par exemple, en quoi les techniques peuvent être décrites comme, je cite encore une fois Bruno Latour, des relations sociales congelées ou la matérialisation de relations sociales. Plus encore, donc en suivant cette lignée de l'étude sociale des sciences et des techniques, en continuant avec Haraway et avec les autres s'impose l'idée suivant laquelle la multiplication des artefacts et dispositifs scientifiques et techniques oblige à reconsidérer les partages normatifs initiaux. Donc, il n'y a pas nature-culture d'un côté, homme-femme de l'autre, technologie, vivant séparés comme deux domaines distincts, il faut considérer et prendre en considération de façon substantielle la présence de ces situations et de ces êtres hybrides. Les frontières, en quelque sorte, sont abolies, les frontières du sujet et de l'environnement en particulier. Donc avec la figure de cyborg, Donna Haraway essaie de nous faire comprendre qu'il est de nouvelles catégories de l'expérience, de l'action et de l'identité. Ce ne sont pas seulement des catégories, ce sont aussi des sujets. Finalement, le sujet est modifié. Elle pense par exemple, elle nous parle de Uncle Mouse, cette souris de laboratoire produite industriellement et génétiquement modifiée, qui est donc une figure mixte d'animal et d'artefact, de vivant et de technique, et qui est en même temps un élément essentiel de notre condition biomédicale, puisque Uncle Mouse nous aide à faire et à poser des diagnostics, à tester des médicaments, et donc potentiellement à guérir des personnes humaines ici et maintenant. Donc c'est intéressant de penser ces mixtes d'humains, de techniques et de sciences, et c'est une des raisons pour lesquelles la pensée de Donna Haraway se trouve proche de celle de Bruno Latour, avec cette idée de remettre en cause le partage humain, non humain et de proposer plutôt la catégorie d'actant. Donc des sujets qui sont des sujets, qui sont des mixtes d'humains, de techniques et de sciences, qui ont aussi une agency, une capacité d'action au sens où ils remplissent des fonctions où ils sont en mesure de produire des effets, où ils règlent des problèmes, et aussi où ils sont dépositaires d'actions humaines. Pour cette littérature, si on revient plus fondamentalement à la littérature féministe dans le champ gender and science, on a donc cette idée que le social, les possibles sont profondément reconfigurés par la présence des dispositifs matériels et immatériels d'ordre scientifique et technique, et c'est la raison pour laquelle comprendre ce que les sciences sont et font en société ou font aux sociétés est une exigence scientifique et politique. Il est possible, finalement en conclusion, de mettre en évidence trois apports principaux de ce champ de réflexion critique. Les études de genres ont transformé et transforment les conceptions ordinaires sur ce que sont les sciences, et permettent d'en donner une vision plus réaliste. Autre conclusion, la contribution des femmes aux sciences sociales et dures devrait être envisagée comme une opportunité d'enrichissement et d'universalisation des sciences. L'ouverture de la recherche à la société dans la diversité de ses composantes, aussi bien du point de vue des acteurs légitimes de la production des connaissances que de la définition de ses contenus et de l'évaluation de ses pratiques, devrait être à l'agenda d'une politique scientifique et de recherche aujourd'hui. [MUSIQUE] [MUSIQUE] [MUSIQUE]