cette seconde séance du cours d'histoire de la pensée économique, politique et juridique. Vous vous souvenez que la semaine dernière, nous avions présenté l'essentiel du cours et puis j'étais revenu assez longuement sur les différentes méthodes d'histoire de la pensée, notamment une histoire interne ou une histoire externe. Et je voudrais continuer un petit peu cette réflexion et discuter avec vous d'un certain nombre de questions assez récurrentes chez les historiens, soit de la pensée économique, soit de la pensée juridique ou politique. Le premier point sur lequel je voulais revenir, c'est la question du rapport qui peut exister entre les faits sociaux, économiques ou politiques d'une part, et puis la manière de les concevoir, donc les théories ou les discours à propos de ces faits. Et traditionnellement, il y a une question évidemment qui se pose, on ne la tranchera pas aujourd'hui, mais simplement pour bien l'avoir en tête pour la suite du cours. Est-ce que ce sont les faits qui déterminent les pensées ou bien est-ce que ce sont les pensées qui déterminent les faits? Alors on pourrait prendre ici plusieurs exemples tirés de périodes assez éloignées, mais réfléchissez par exemple à la naissance de la monnaie fiduciaire. Si vous allez lire par exemple l'ouvrage extrêmement connu de Braudel, qui s'intitule la Dynamique du Capitalisme, pardon, eh bien, Braudel explique en fait les différentes formes de monnaie, de crédit qui, depuis le Moyen Âge, finalement se transforment jusqu'à arriver à la monnaie fiduciaire contemporaine, c'est-à-dire le fait que la monnaie n'est plus simplement constituée de pièces de métaux précieux, mais peut être une monnaie de papier, fondée essentiellement sur la confiance. Fides en latin, c'est ce terme de confiance. Eh bien, ici vous avez un exemple où les faits économiques précèdent en réalité la théorie, c'est-à-dire que, avant même que l'on ait une théorie monétaire totalement complète sur cette question, eh bien, les agents économiques, par leurs pratiques, mettaient en œuvre l'usage de paiements qui pouvaient être des paiements par de la monnaie fiduciaire. Donc là on voit bien le décalage qui peut exister entre des faits économiques et leur évolution en fait d'une part, et puis les discours à propos de ces faits. Mais les choses peuvent aller dans l'autre sens. Je prendrai un exemple beaucoup plus récent, qui vous concerne tous, c'est la question de la crise des subprimes par exemple, crise extrêmement profonde, dans laquelle nous sommes encore plongés, en tout cas dans un certain nombre de pays. Et si on regarde un petit peu l'articulation entre cette crise et puis les théories libérales, eh bien, un certain nombre de commentateurs, alors même si tout le monde n'est pas d'accord sur ce diagnostic, mais en tout cas un certain nombre de commentateurs vont dire là au contraire ce sont le développement de théories de dérèglementation, de théories plus libérales concernant l'organisation du marché du crédit ou des marchés financiers, qui, dans les années 80, 90, finalement va générer les conditions dans lesquelles va se développer cette crise des subprimes. Donc on voit bien ici que la causalité peut tout à fait aller dans l'autre sens, parce que lorsque l'on regarde la pensée économique, juridique ou politique, eh bien, elle a un impact bien évidemment sur les faits, elle a un impact sur les pratiques et dans une certaine mesure, certains vont même jusqu'à dire qu'elle a un effet performatif, c'est-à-dire que, ici, la théorie conduit à s'auto-appliquer. Alors, le deuxième point sur lequel je voudrais revenir, c'est un point qui porte sur l'articulation entre les pensées économiques, les pensées juridiques et les pensées politiques. Pour un contemporain, pour un homme du XXIe siècle, finalement on a l'habitude de concevoir trois domaines, assez séparés, assez autonomes les uns des autres, le domaine économique, le domaine juridique et le domaine politique. En fait, à travers l'histoire, c'est une autonomisation extrêmement récente, si l'on regarde les penseurs antiques, par exemple Aristote ou les penseurs médiévaux, par exemple Saint Thomas d'Aquin, ou même les auteurs du XVIIe ou certains auteurs du XVIIIe siècle, eh bien, les trois disciplines étaient beaucoup plus enchevêtrées les unes avec les autres. Et vous avez par exemple chez Montesquieu, dans l'Esprit des lois, c'est un ouvrage de de sciences politiques, mais vous avez aussi des développements économiques extrêmement intéressants et on pourrait prendre quasiment tous les auteurs de ce siècle et dire à peu près la même chose. Ce qui est intéressant c'est que certaines traditions sont d'emblée des traditions regroupant ces trois aspects. Deux exemples, très différents, mais prenons le libéralisme. Eh bien, cette tradition de pensée libérale, qui naît en fait au XVIIe siècle en Angleterre, notamment avec Locke par exemple et ses Traités sur le gouvernement civil. Eh bien, cette tradition a trois dimensions, elle est à la fois économique, mais elle est aussi politique et elle a des implications juridiques. On pourrait dire la même chose de la théorie critique, c'est-à-dire de la théorie qui naît avec Marx, milieu du XIXe siècle, qui a elle aussi des dimensions économiques d'abord, mais également juridiques ou politiques. Mais on peut aller à un degré un tout petit plus fin de granularité. Certains concepts, comme par exemple, je vous ai donné ici l'exemple du risque, eh bien, certains concepts sont d'emblée eux aussi interdisciplinaires ou appartiennent d'emblée à différents éléments. Si je vous parle d'un risque, eh bien, pour ceux qui ont fait des mathématiques, ils vont le lier à la notion de probabilité, pour ceux qui ont fait de l'économie, ils vont le définir en termes économiques, mais la notion de risque a aussi des implications en droit, notamment à la fin du XIXe siècle, autour des questions de responsabilité civile où on passe finalement d'une vision de la responsabilité fondée sur la faute, c'est-à-dire sur un comportement d'un acteur, à des visions un petit peu différentes où finalement on peut aussi être responsable de comportements parce que ces comportements créent un risque pour la société, un risque social. Et de ce point de vue, les historiens ont beaucoup développé cette question de l'apparition de la notion de risque dans ces différentes matières.