[MUSIQUE] [MUSIQUE] Nous avons le plaisir de recevoir aujourd'hui Nathalie Pignard-Cheynel, qui est professeure en journalisme et information numérique à la faculté de sciences économiques de l'université de Neuchâtel. Elle est également directrice de l'Académie du journalisme et des médias. Nathalie Pignard-Cheynel, bonjour. En quoi l'émergence des réseaux sociaux a-t-elle bouleversé la circulation de l'information? >> Ce qu'on peut dire déjà, c'est qu'effectivement, les réseaux sociaux ont bouleversé, continuent même à bouleverser la circulation de l'information, notamment parce qu'ils bouleversent finalement, et le côté de la production, et le côté de la réception, et effectivement la mise en circulation des contenus sur leurs canaux. Pour comprendre cette articulation entre la production, la circulation, la réception, on peut mobiliser un concept de la recherche, qui est celui d'écosystème informationnel numérique. Et je trouve que ça permet de bien prendre conscience que les réseaux sociaux sont en concurrence, parfois aussi en codépendance, en tout cas ils sont articulés à d'autres acteurs que sont les médias et puis chacun de nous, les individus qui avons accès à des contenus d'informations. Ce processus-là, ce qu'on appelle l'infomédiation, c'est-à-dire la manière dont les réseaux sociaux sont devenus ces intermédiaires entre ceux qui produisent et puis ceux qui consomment l'information en la mettant en circulation, ce processus s'est fait assez lentement, on pourrait dire tout au long de ces dix dernières années. Parce qu'il ne faut pas oublier qu'à l'origine, les réseaux sociaux, d'où leur terme d'ailleurs, étaient pensés plutôt pour favoriser les liens entre les proches, entre les amis. Et puis, petit à petit, ils sont devenus ces intermédiaires de contenus, ces intermédiaires entre ceux qui produisent et ceux qui reçoivent, qui consomment l'information. Et ce rôle d'intermédiation, c'est ce qui contribue à profondément transformer le marché de l'information, et ce qui conduit à ce qu'on peut appeler une forme de dérégulation. Il n'y a plus de structure hiérarchique, de structure pyramidale comme on en avait auparavant avec les médias dits de masse, avec notamment des médias de masse qui étaient chargés de filtrer l'accès à la parole publique, à l'espace public. Ça, c'est ce qu'on appelle, et c'est un autre concept que je trouve assez central, c'est le gatekeeping, c'est-à-dire qui, finalement, décide, choisit ce qui va être rendu public, ce qui va accéder jusqu'aux individus. Aujourd'hui, on a une libération de la parole, de l'expression. Chaque utilisateur peut lui-même produire et mettre en circulation des contenus, se les réapproprier, les accompagner aussi d'un discours spécifique. Et donc, cette horizontalité beaucoup plus forte, ce sont les réseaux sociaux qui l'ont amenée par cette dérégulation de l'information. Et puis, peut-être un dernier point que l'on peut également mettre en perspective c'est que les réseaux sociaux ont fait entrer les médias encore plus fortement dans ce qu'on peut appeler la lutte pour l'économie de l'attention. Parce que les médias aujourd'hui, sur les réseaux sociaux, ils se trouvent en concurrence, dans des espaces et dans des temporalités qui sont communes, avec une avalanche d'autres contenus : des contenus informationnels ou pas, des contenus sérieux ou pas, et puis des sollicitations perpétuelles multiples, à travers par exemple les notifications que l'on a sur nos téléphones. Voilà quelques éléments qui, me semble-t-il, montrent qu'effectivement, les réseaux sociaux contribuent à modifier la mise en circulation de l'information. >> Très bien, merci. Justement, quelle est la nouvelle forme d'organisation et de consommation des informations? >> Finalement, les réseaux sociaux sont devenus en quelques années un moyen d'accéder à l'information très important, en particulier chez les jeunes publics. Un moyen d'accéder à l'information, ça ne veut pas nécessairement dire que c'est une source d'information. C'est simplement un canal, et puis ensuite, sur ce canal on a accès à des contenus qui produisent de différents types d'acteurs dont les médias. Il y a une étude intéressante qui est publiée chaque année par ce qui s'appelle le Ruiters Institute, qui est menée dans plusieurs pays de par le monde, et qui montre bien cette augmentation régulière du recours aux réseaux sociaux pour s'informer. Pour donner un chiffre qui est plutôt en augmentation, on a plus d'un tiers des individus interrogés dans les différents pays occidentaux qui disent s'informer via les réseaux sociaux. Évidemment, ce qui est encore plus intéressant c'est d'aller voir ce qui se passe chez les jeunes publics. Et là, la proportion est encore plus importante. Et si on regarde cette fois au niveau de la Suisse, on a également une étude menée de manière régulière qui s'appelle l'étude JAMES, qui montre que sur les 12 à 19 ans, les taux de réponse de ces jeunes qui disent utiliser les réseaux sociaux pour s'informer sont très élevés. C'est 84 %, près de 9 jeunes sur 10 qui s'informent avec les réseaux sociaux. Ce rapport aux réseaux sociaux évidemment, là je donne des chiffres quantitatifs mais ça doit nous amener à nous interroger également sur le changement qui s'opère dans notre rapport à l'information en elle-même. Là, la recherche est assez contrastée, finalement. On a d'un côté des travaux qui mettent en évidence ce qu'on pourrait appeler une culture du snacking, une fragmentation de plus en plus forte de nos consommations d'informations dans de petits moments du quotidien, cette consommation d'informations qui se glissent dans les interstices de notre quotidien via, notamment, nos Smartphones et via les réseaux sociaux, et puis, peut-être un rapport plus superficiel à l'information. Avec notamment une conséquence qui est assez problématique pour les médias, c'est une forme de dilution de leur marque média. Là aussi, une étude de Ruiters Institute, elle est très intéressante, elle a un titre, je trouve, assez significatif c'est : I Saw It on Facebook, Je l'ai vu sur Facebook. Or, je l'ai vu sur Facebook mais j'ai vu quelle information et j'ai vu l'information produite par quel média? Ça, on est souven en difficulté de le dire. Ça, c'est ce que montrent d'un côté des travaux, mais de l'autre, on peut aussi voir dans les réseaux sociaux la possibilité d'être confronté à plus de variété de contenus. Dans les variétés de contenus, il y a des contenus fiables, il y a des contenus moins fiables, il y a de la désinformation. Et malgré les bulles de filtres, finalement, on a accès à une profusion de contenus qu'on n'avait pas nécessairement auparavant. En conclusion, je dirais qu'on doit peut-être un peu mettre à distance l'idée qu'on s'informe nécessairement moins bien aujourd'hui, mais ce qui est sûr c'est qu'on s'informe différemment. >> Et diriez-vous alors que les réseaux sociaux vont faciliter la diffusion des fausses informations? >> Les fausses informations, les rumeurs, les infox etc., c'est un peu vieux comme l'humanité, si je puis dire. Mais effectivement, les réseaux sociaux, par leur mode de fonctionnement technique mais aussi par leur modèle économique qui sans doute prévaut sur tout le reste, ont en effet favorisé la propagation de la désinformation qui est apparue comme un phénomène très présent sur les espaces numériques. Notamment à partir de 2016, on a deux évènements politiques majeurs : d'un côté le Brexit en Europe, le référendum, et puis aux États-Unis l'élection américaine. Pourquoi les réseaux sociaux favoriseraient-ils ou comment favoriseraient-ils la propagation de la désinformation? Il y a deux niveaux qui sont d'ailleurs très interdépendants. Le premier niveau c'est le niveau plus technique et ça nous amène à un concept très, très important qui est celui des algorithmes. Ces algorithmes, qui sont ces programmes qui deviennent les nouveaux gatekeepers, ces nouveaux filtres individualisés qui nous donnent accès à une toute petite partie de l'information à laquelle on est par exemple abonné à travers nos comptes de réseaux sociaux. Ces algorithmes décident de quel contenu va être rendu visible. Or, ils tendent à privilégier la désinformation parce que la désinformation, c'est un type de contenu qui est pensé justement pour générer de l'engagement, pour générer des likes, des partages, des commentaires au sens des réseaux sociaux. En fait, la désinformation est souvent pensée pour être virale, pour générer de l'engagement, parce qu'elle cherche justement à intéresser les algorithmes, à faire en sorte que ces contenus-là soient plus visibles. Donc, la désinformation utilise les mécanismes des algorithmes, et en cela, le fonctionnement même des réseaux sociaux va avoir tendance à amplifier, à donner une plus grande visibilité à ces contenus. Et comme dans la désinformation on ne se préoccupe pas du tout d'exigence de vérité, on peut finalement construire des contenus un peu sur mesure pour qu'ils correspondent aux algorithmes. Ça, c'est le premier pan. Le deuxième pan, je le disais, c'est le modèle économique, qu'on oublie peut-être parfois un peu quand on s'intéresse aux réseaux sociaux mais qui est central. Le modèle économique des réseaux sociaux c'est celui de la publicité. Et une fake news, comme elle est pensée pour générer de l'engagement, pour générer aussi du temps passé sur la plateforme, elle intéressante parce que du temps passé sur la plateforme ou des likes, des commentaires etc, ça se monétise pour une plateforme. Là, on voit bien que le fonctionnement, la structuration, l'architecture même des réseaux sociaux tend plutôt à favoriser la mise en circulation de ces contenus de désinformation. >> Nathalie Pignard-Cheynel, merci beaucoup. En conclusion, ce bouleversement ne concerne pas uniquement la circulation des informations mais également sa production ainsi que sa réception. Du fait de la diversification des informations, le phénomène de désinformation a une place d'autant plus grande, influencée par certains modèles économiques, ainsi que par des algorithmes dont le rôle sera approfondi dans les vidéos suivantes. [MUSIQUE] [MUSIQUE]