Le terme de fake news s'est particulièrement répandu au moment de l'élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis en 2016. Ce phénomène de fake news a-t-il pu pour autant contribuer à influencer cette élection? C'est cette question que nous allons poser en retrouvant Dominique Cardon. Dominique Cardon, bonjour. Peut-on dire que les fake news ont causé l'élection de Donald Trump ou causé le Brexit? >> On n'a, à vrai dire, aucune étude scientifique qui montre clairement qu'il y ait une relation, en tout cas explicite et directe entre la circulation de fake news et le Brexit et l'élection de Donald Trump et toute une série de phénomènes du même type. C'est un débat un peu compliqué. C'est un débat qui, méthodologiquement, pose par ailleurs beaucoup de questions redoutables aux chercheurs. Parce que c'est en réalité chercher un effet, cet effet direct est assez difficile. J'aurai plusieurs choses à dire. La première c'est d'abord de se demander pourquoi nos sociétés tout d'un coup se pose cette question à l'égard de l'information. Mon sentiment, et le sentiment partagé par un certain nombre de chercheurs, c'est qu'on cherche un peu une explication prétexte un petit peu facile pour ne pas regarder en face les transformations beaucoup plus profondes, sociales et politiques de nos sociétés, qui sont les vraies raisons en réalité vote. Le Brexit et l'élection de Donald Trump ont trait à toutes les transformations socioculturelles liées à ce qu'on appelerait en sciences politique l'émergence du populisme. On a trouvé une sorte d'explication prétexte, c'est que les gens ont mal voté parce qu'ils ont été mal informés. Et donc, ils ont été mal informés, ce qui sous-entend que s'ils avaient été bien informés ils auraient bien voté, ce qui sous-entend encore, et c'est une mauvaise, très, très mauvaise et dangereuse interprétation du populisme, que c'est un jugement dominant, pour dire que les autres sont un peu naïfs et crédules et qu'ils croient n'importe quoi, et que s'ils les avaient bien informés ou si on avait coupé les canaux ds réseaux sociaux, les gens auraient mieux voté. Je pense que cette explication est trop simple. Elle fait l'objet de débats dans la recherche. Et pour le dire très rapidement, on a beaucoup de gens et beaucoup de journalistes, beaucoup de reportages privés qui ont essayé de trouver cette sorte d'explication un petit peu instrumentale qui veut dire finalement que c'est à cause de troubles en le système de propulsion de l'information que ces désordres politiques ont lieu. Et là, évidemment, on a beaucoup d'entités qu'on peut accuser. On peut dire que c'est la publicité politique achetée par les candidats, on peut dire que c'est les Russes, et notamment le relais d'influence russe du GRU et de son système de robots, de trolls qui agit sur internet pour acheter de la publicité et pour influencer. On peut dire que c'est Cambridge Analytica qui a essayé de faire de la publicité personnalisée, notamment pour Donald Trump. Et on peut dire que c'est des sites conspirationnistes d'extrême droite suprémacistes blancs aux États-Unis qui ont fait l'élection. Aucune de ces explications ne tient la route. Sérieusement, si on cherche en tout cas une relation assez directe entre le comportement électoral de certains électeurs dans certains États américains, qui changent, basculent facilement de républicains à démocrates ait typiquement un effet majeur sur l'élection américaine. En réalité, on n'arrive pas du tout à le démontrer, et c'est une conception assez naïve de la circulation de l'information. Cela ne veut pas dire que tous ces phénomènes n'ont pas eu lieu. Ils ont bien eu lieu. Il y a bien les Russes, il y a bien des robots, il y a bien, notamment, beaucoup de gens qui ont des intérêts commerciaux aussi à propager un petit peu n'importe quoi sur les réseaux, mais ça ne veut pas dire que ca ait eu une influence majeure. Je voudrais me référer, dans le débat américain, à un scientifique qui est vraiment très dense sur cette question, parce que ça a typiquement touché très fortement les Américains. Il y a un travail majeur qui a été fait à Harvard par une équipe dirigée par Yochai Benkler, qui est l'un des meilleurs spécialistes sur cette question. Ils ont écrit un livre très documenté, très riche, très fort sur la question, qui s'appelle Network Propaganda. Et ce qu'ils montrent c'est que ce n'est pas Cambridge Analytica, ce ne sont pas les robots, ce ne sont pas les Russes, ce n'est pas la publicité etc., mais qu'en revanche, c'est une transformation absolument centrale en réalité de l'espace public américain qui est que des médias du centre et des médias très traditionnels, la chaîne de télévision Fox News, donc qui n'est pas un petit site depuis la périphérie, qui n'est pas un petit site conspirationniste d'un groupuscule d'agités, mais qui est un site qui est regardé en réalité, qui est la principale source d'informations de 40 % des électeurs de Donald Trump, cette chaîne d'information, avec complicité très active du candidat Donald Trump, ont relayé des informations qui ont été directement fauchées dans des sites conspirationnistes de l'extrême droite. Et l'actualité du jour en juin 2020 ne cesse de nous le montrer, Donald Trump continue cette stratégie. Et cette stratégie, nous, on l'appelle Blanchiment, c'est-à-dire que ce sont de acteurs du centre, ce sont des acteurs des médias qui étaient des médias assez traditionnels, Fox News est une grande chaîne de télévision, qui blanchissent des informations qu'ils vont faucher dans les extrêmes. Il peut y avoir de la désinformation qui est produite dans les périphéries, mais si ces désinformations sont construites, retraduites mais blanchies pour devenir le discours politique d'acteurs centraux, là évidemment, elles ont des effets politiques qui sont centraux et qui sont majeurs. Et donc, il est bien probable de dire que c'est Fox News qui a fait l'élection de Donald Trump, que de dire que c'est InfoWars ou les sites conspirationnistes producteurs de fake news. L'enjeu aux États-Unis, et qui est toujours très actuel, c'est une réalité médiatique. L'espace de professionnels et de journalistes s'est déchiré. Et il s'est déchiré dans une polarisation qui a une radicalité extrêmement forte. On peut dire des professionnels de l'information, des journalistes qui ont une carte de presse, qui n'ont pas et que leurs journaux ne partagent pas les mêmes points de vue sur l'information, et qu'ils ont des traitements éditoriaux de l'information qui correspondent à l'histoire du journal, à la pratique de la rédaction, à des choix rédactionnels et aussi à des relations qu'ils ont avec des publics qui sont différents, les attitudes ou les points de vue sur le monde qui sont différents, et ces différences sont saines, qu'elles sont légitimes et qu'il faut même les encourager. mais qu'en revanche, ils n'ont pas de points de vue divergents sur la factualité des éléments qu'ils rapportent dans les articles qu'ils produisent. Voilà comment fonctionne un champ journalistique à peu près bien constitué. Aux États-Unis, la factualité est un débat. La factualité est polarisée. Il peut y avoir deux réalités qui se superposent. L'un peut dire blanc, l'autre peut dire noir. Et Fox News, et Donald Trump ont décidé que tout ce que disaient les autres journaux, qui du coup sont tous devenus des opposants, étaient des fake news. J'ai lu une anecdote qui était rapportée par un journaliste qui disait à ce sujet, qui est le fait que Donald Trump quand il fait visiter son appartement montre à ses visiteurs un Renoir qu'il dit authentique dans son appartement. Le musée de Chicago qui possède le Renoir authentique dit : « Non, c'est nous qui avons le Renoir authentique. » On a un problème de ce type-là dans les médias américains, c'est que le même tableau peut exister deux fois de façon authentique, et que ces deux réalités alternatives se recoupent l'une sur l'autre dans deux discours qui sont devenus extrêmement tendus et oppositionnels. Et c'est ce déchirement-là qui permet d'expliquer les nouveaux circuits d'informations qui ont permis à de la pollution informationnelle produite dans des espaces à très faible visibilité, qui sont les caves du Web qui N'ont accès qu'à des agités et excités, de remonter dans le grand tunnel de l'espace central de l'information. C'est arrivé de façon forte aux États-Unis, et on peut le dire de la campagne de Nigel Farage en Angleterre qui a aussi contribué à ramener au centre du débat des informations qui étaient fausses. Et donc, un des enjeux centraux, je dis ça avec un peu d'emphase comme ça, un des enjeux centraux vis-à-vis de la désinformation c'est que l'espace des médias du centre, l'espace des médias professionnels ne cède pas à cette nouvelle possibilité qui leur est offerte d'accueillir et d'abriter en leur sein des discours qui, parce qu'ils font de l'audience et parce qu'ils leur rapportent de l'argent ramènent au centre du débat des informations que tout le monde sait qu'elles sont fausses et qu'ils utilisent souvent pour des raisons à soubassement commercial. >> Merci, Dominique Cardon. On s'est rendu compte que, si la question de l'influence réelle des fake news sur l'élection de Donald Trump est beaucoup moins simple qu'on pourrait le croire, en revanche, c'est la notion même de factualité qui a été remise en question à cette période.