[MUSIQUE] Presque tout le monde est familier de la fable de La Fontaine, La cigale et la fourmi. Dans cette fable, on trouve l'extrait suivant : La cigale, ayant chanté tout l'été, se trouva fort dépourvue quand la bise fut venue. pas un seul petit morceau de mouche ou de vermisseau. Pourtant, comme l'a noté le célèbre entomologiste Jean-Henri Fabre au début du siècle dernier, la cigale est bien incapable de manger des vers ou des vermisseaux. Elle dispose pour se nourrir tout au plus d'un suçoir et se nourrit de la sève des arbres. Ainsi, on se rend compte que de génération en génération, depuis plusieurs siècles, on transmet une idée qui est certes intuitive, mais qui n'a aucun fondement sur le plan biologique. Mais qu'est-ce précisément que ces conceptions intuitives? Il y a certaines idées qui nous paraissent intuitives, frappées au point du bon sens et auxquelles nous avons envie de croire. Ces idées, qu'elles soient en phase avec nos connaissances préalables, qu'elles soient flatteuses pour nous, qu'elles semblent répondre à un besoin, relèvent des conceptions intuitives. De manière générale, dépasser un point de vue que nous avons sur une situation est d'autant plus difficile que ce point de vue relève d'une conception intuitive. Mais qu'est-ce plus précisément qu'une conception intuitive? Les conceptions intuitives reposent sur des expériences quotidiennes antérieures qui influencent notre perception d'une situation. Selon les champs de recherche, on peut les nommer préconception, méconception, connaissances naïves, raisonnements naïfs, raisonnements spontanés, chaînes conceptionnelles, savoir en miettes, etc. Dans l'ensemble de ces situations, il y a de commun que l'on s'appuie sur une connaissance préalable pour donner du sens à une situation nouvelle. Ces conceptions intuitives se caractérisent par leur persistance et un domaine de validité restreint. Elles sont parfois en phase avec le phénomène concerné, et parfois en décalage. Mais qu'est-ce qui caractérise plus précisément une conception intuitive et quelles sont leurs domaines de validité? Pour qualifier une conception intuitive, on peut dire qu'elles sont irrépressibles, implicites et robustes. Leur caractère irrépressible vient du fait qu'elles sont mobilisées que nous le voulions ou non. Il s'agit d'un mécanisme automatique qui se met en œuvre psychologiquement face à toute situation nouvelle, nous cherchons à la rendre compatible avec nos connaissances antérieures, et cela, indépendamment de notre volonté. Elles sont implicites parce que leur mobilisation est largement inconsciente. De ce fait, on a besoin de faire des investigations pour pouvoir les identifier. Enfin, elles sont robustes tout simplement parce qu'elles résistent, y compris à l'enseignement. Y compris des experts dans des domaines, vont se retrouver parfois influencés par leurs connaissances intuitives qui remontent à leur enfance. Lorsqu'on se réfère aux conceptions intuitives, on peut parler de leur domaine de validité. Qu'est-ce que le domaine de validité d'une conception intuitive? En fait, c'est l'ensemble des situations où la référence à la connaissance préalable conduit à la même conclusion que la référence à la notion elle-même. Autrement dit, ce sont l'ensemble des situations où on peut paraître expert en se reférant simplement à sa conception intuitive. Pourtant, ce domaine de validité est en général limité. Cela signifie qu'en dehors de ce domaine de validité, nos conceptions intuitives vont nous tromper et vont nous amener en situation de nous retrouver crédules, d'avoir des idées erronées sur les situations, comme pour l'exemple de la cigale que l'on imaginait se nourrir de vermisseaux et de mouches. Ces conceptions intuitives concernent les notions qui font l'objet d'enseignements scolaires. Prenons l'exemple de la soustraction qui est enseignée dès le début de l'école primaire. Je vous laisse deux minutes pour répondre à un petit exercice. Il s'agit d'imaginer un énoncé de problème dont la solution s'obtienne par l'opération 8-3=5. Lorsque cet exercice est proposé à des participants, de façon quasi invariable, et c'est probablement ce qui s'est produit pour vous, les scénarios qui sont proposés, malgré toute leur diversité, obéissent à un espèce de schéma commun. Ce schéma est le suivant : on part d'une certaine quantité, c'est une quantité de huit en l'occurence. Par exemple, huit bonbons, huit pommes, etc. Ensuite, un événement survient, qui conduit à faire décroître cette quantité. Par exemple, on peut les manger, on peut les donner, on peut les perdre. Et de façon quasi invariable, la question porte sur la quantité restante. Voilà en fait notre conception intuitive de la soustraction, chercher ce qu'il reste une fois que l'on sait ce qu'on avait au début qu'on sait ce que l'on a perdu. Peut-être que cela vous paraît très raisonnable justement du fait qu'il s'agit de la conception intuitive de la soustraction. Mais en fait, les situations de soustraction sont beaucoup plus diverses. Par exemple, si on cherchait à imaginer un problème de soustraction dans lequel on ne fait que gagner. Par rapport à toute notre intuition, cela paraît presque contradictoire. Et pourtant, imaginons le problème tout simple suivant que l'on peut lui aussi poser dès le début de l'école primaire. J'ai trois billes, j'en gagne, et maintenant j'en ai huit. Vous voyez, dans cette situation, on n'a fait que gagner et si on cherche combien de billes on a gagnées, eh bien, c'est une soustraction, 8-3=5, qui va permettre de donner la solution. On est là en présence de ce phénomène de validité limitée des conceptions intuitives, étant donné que dans les situations où on cherche combien on a gagné, l'idée qu'il s'agisse d'une soustraction cesse d'être conforme à notre intuition. Prenons maintenant l'exemple de l'illusion de la causalité que nous avons vue ensemble plus tôt dans ce cours. Là encore, il y a une conception intuitive. Et cette conception intuitive est que lorsque deux événements surviennent simultanément, qu'ils sont en co-occurrence, l'un est forcément la cause de l'autre. Comme nous l'avons vu, il s'agit là encore d'une intuition qui est susceptible d'être trompeuse, qui a aussi un domaine de validité limitée car parfois, il s'agit effectivement de tels cas de causalité. Mais dans d'autres contextes, il peut y avoir une variable cachée, autrement dit une cause qui est commune à ces deux événements et qui les explique l'un comme l'autre sans que l'un soit la cause de l'autre, ou vice-versa, ou encore il peut s'agir d'une simple coïncidence sans présence de phénomène de causalité. Mais comment dépasser les limites de nos conceptions intuitives? Comment ne pas buter sur les limites de nos intuitions? Nous allons prochainement parler de manière plus approfondie du phénomène de catégorisation multiple. Ce phénomène de catégorisation multiple est extrêmement important pour pouvoir remettre en cause une catégorisation figée inadaptée d'une situation. Or justement, nos conceptions intuitives sont de telles catégorisations figées. Il s'agit donc de se donner la possibilité d'envisager des alternatives à une situation, de cesser de la voir uniquement sous le prisme de notre intuition, et d'être en mesure d'aller au-delà de cette intuition, de catégoriser différemment la situation dans un sens qui cette fois cesse d'être intuitif. Reprenons l'exemple de la soustraction et de l'illusion de causalité. Si nous revenons à l'exemple du problème où il s'agissait de retrouver combien de billes avaient été gagnées, il s'agit ici d'offrir la possibilité à un élève de le catégoriser comme un problème de soustraction, autrement de le catégoriser comme un problème de soustraction au même titre qu'il le fait pour un problème qui rencontre son intuition, dans lequel on cherche ce qu'il reste après avoir perdu. De la même manière, pour les phénomènes d'illusion de causalité dont nous avons parlés il y a quelques instants, il s'agit d'être en mesure d'envisager les possibilités de coïncidences ou les possibilités de causes cachées au même titre que les causalités simples de cause à effet qui relèvent de la conception intuitive de la causalité. Bien entendu, ce mécanisme de catégorisation multiple n'a rien de magique. Il relève pour une large part de l'éducation qui nous permet de développer des conceptions alternatives et ensuite, potentiellement, de les rendre disponibles dans les contextes opportuns. En conclusion, nos conceptions intuitives nous permettent de donner sens au monde qui nous entoure, et en cela elles nous rendent un grand service. Mais en même temps, elles nous rendent crédules. Il est important d'être en mesure d'aller au-delà. Une voie pour cela est de s'appuyer sur le mécanisme de catégorisation multiple que nous allons étudier ensemble prochainement. [MUSIQUE] [MUSIQUE]