[MUSIQUE] [MUSIQUE] Nous avons vu précédemment que les informations qui sont souvent rediffusées largement dans les réseaux sociaux et qui contiennent des éléments erronés ou réinterprétés ont des caractéristiques bien spécifiques dont une charge émotionnelle souvent négative, selon une étude de 2018. Mais est-ce le cas? Et pourquoi ces informations qui ont une charge négative émotionnelle sont plus rediffusées? Pour le savoir, nous allons retrouver David Sander, professeur en psychologie des émotions à l'université de Genève, qui va nous expliquer pouquoi ces processus. David Sander, bonjour. >> Bonjour. >> La première question que j'ai envie de vous poser c'est : est-ce que en effet on partage davantage des informations qui sont chargées émotionnellement, et pourquoi? >> Oui, on les partage particulièrement. Une idée fondamentale c'est que les émotions sont ces réactions adaptatives face à des évènements qui vont être évalués selon nos préoccupations du moment. Et l'une des raisons probablement pour lesquelles on va beaucoup partager une information qui est émotionnelle, c'est justement parce que cette information touche certaines de nos préoccupations. Ça peut être des préoccupations majeures partagées par beaucoup de monde, mais ça peut être aussi des préoccupations très individuelles, des intérêts très spécifiques à chaque personne. Prenons un exemple. Le coronavirus et puis le COVID, c'est une information qui a été extrêmement présente dans les médias. On peut dire qu'elle a mobilisé l'ensemble des médias pendant plusieurs mois. C'est une information qui est très hautement émotionnelle, en particulier par rapport à une émotion qui est la peur, mais aussi par rapport à d'autres émotions. Et l'idée c'est qu'on a toutes et tous une préoccupation majeure dans notre existence, qui est notre santé et notre survie. Et le fait qu'il y ait un élément comme le coronavirus et le COVID qui vont affecter très fortement cette valeur de santé et de survie, on va avoir tendance à considérer cette information comme très importante. Et comme nous sommes une espèce sociale, on va avoir aussi tendance à partager cette information pour pouvoir protéger d'autres individus de la même espèce. Donc, il est très probable que, par exemple, pour ce cas très clair et évident du COVID, il y a eu une telle diffusion d'informations parce qu'il faut nous protéger, la protection étant la tendance à l'action de la peur. Cela dit, ce qui semble être vrai des informations tellement chargées émotionnellement comme dans le cas de la peur par exemple, semble aussi vrai pour d'autres préoccupations. Ce sont des préoccupations peut-être moins partagées, peut-être moins marquées d'un point de vue inter-individuel, mais qui peuvent être quand même très fortes pour chaque individu. Je peux prendre un exemple. Une fake news, par exemple, qu'il y avait il y a quelques temps au moment de l'élection de Trump, était que soi-disant le pape aurait soutenu Donald Trump dans son élection. Là, on peut voir que cette information-là, qu'elle soit vraie ou fausse finalement, elle peut toucher très différemment les préoccupations de chaque individu, parce que ça peut enchanter certaines personnes, ça peut laisser indifférentes d'autres personnes, et ça peut indigner encore d'autres personnes. Ce genre d'information-là peut toucher certaines préoccupations et donc déclencher ou non des émotions, puisque les émotions sont des réactions subjectives. Une étude récente a, par exemple, montré que toutes les informations qui sont morales et émotionnelles vont particulièrement être distribuées, diffusées, partagées sur Twitter ou sur Facebook, sur les médias sociaux en général, donc pas seulement ce qui est lié au danger et à la peur, mais en général ce qui peut être moral et émotionnel dans cette étude-là. Une théorie qui permet d'expliquer ce genre de processus c'est la théorie développée par Bernard Rimé, qui est la théorie qu'on appelle du partage social et émotionnel. Et cette théorie du partage social des émotions va dire que une tendance naturelle, automatique que l'on a, dès lors que l'on ressent une émotion est de la partager. Elle peut être partagée de multiples manières. Par exemple, en général, quand on est tous dans une même pièce, on va exprimer son émotion, et même avec le visage ou avec la voix, les autres vont se rendre compte que l'on a telle ou telle émotion. Si on est à distance, on va par exemple téléphoner, envoyer des messages pour dire : Il vient de m'arriver cette chose incroyable. Je ressens vraiment quelque chose. C'était très surprenant et c'était très agréable ou très désagréable, et on va partager à plusieurs personnes. Une des hypothèses de la théorie de Bernard Rimé c'est que, une des fonctions de ce partage social des émotions c'est de créer autour de nous une sorte de réseau solidaire pour nous aider. Par exemple, si on a une émotion négative, d'un point de vue social, de groupe, il va y avoir une réaction prosociale envers nous pour nous soutenir. Une récente étude de David Garcia et Bernard Rimé s'est justement intéressée aux médias sociaux et au partage et à la diffusion des tweets, qui étaient suite à une catastrophe, en l'occurrence suite aux attaques terroristes de Paris en novembre 2015. Et puis, ils ont montré qu'il y avait une forte augmentation des tweets évidemment liés à cet évènement douloureux avec beaucoup d'émotions dans les tweets. Mais ce qui est le plus intéressant dans leur étude c'est qu'ils ont montré que ceux qui ont le plus twitté, si je puis dire, par rapport aux aspects très négatifs et douloureux, sont ceux qui plus tard ont le plus tweeté par rapport à des messages prosociaux et de solidarité. Ce qui renforce cette idée qu'il peut y avoir en quelque sorte plusieurs vagues : d'abord les aspects très négatifs, et puis ensuite, une réaction dans la communauté, suite à ces partages-là, de soutien solidaire vis-à-vis de ceux qui ont ressenti les émotions. >> Est-ce qu'on peut dire que les fake news ont la caractéristique de susciter des émotions fortes ou de véhiculer des émotions fortes? >> Personnellement, je ne dirais pas que c'est une caractéristique nécessaire des fake news, dans la mesure où je ne pense pas qu'on devrait par exemple décider que dans la définition d'une fake news il y a le fait qu'ils soient émotionnels. Par contre, ce qui me paraît évident c'est que celles et ceux qui créent, parce que c'est évidemment une activité intentionnelle de créer une fake news, qui créent ces fake news les créent pour qu'elles soient diffusées, et puis pour qu'elles soient encodées, puis stabilisées en mémoire. Et il est vrai que les émotions vont avoir cette fonction, comme on vient de le discuter, de faciliter la diffusion et le partage, mais aussi de faciliter la mémoire. Donc quelque part, pour un créateur de fake news, il y a tout intérêt à avoir une dimension émotionnelle dans la fake news pour justement qu'elle soit partagée et qu'elle soit diffusée. D'ailleurs, je pense que c'est assez évident que les médias qui même diffusent des vraies nouvelles, la plupart du temps en tout cas, ont aussi une sélection des nouvelles en fonction de leur impact émotionnel. Et c'est d'ailleurs parfois critiqué auprès des médias qu'ils recherchent à faire du sensationnel, qu'ils recherchent à émouvoir le spectateur ou l'auditeur, parce qu'on sait que le fait que ces nouvelles aient une charge émotionnelle va faciliter leur partage, leur diffusion et va augmenter l'intérêt même que les gens peuvent porter à ces nouvelles. Selon moi, la raison pour laquelle les fake news vont être particulièrement partagées n'est pas parce qu'elles sont fausses, peut-être même au contraire, mais parce justement elles seraient émotionnelles. De ce point de vue-là, elle pourrait reprendre en quelque sorte une recette qui fonctionne assez bien pour les vraies informations et les vraies nouvelles, qui est que sa diffusion est probablement particulièrement forte quand elles sont émotionnelles. Il y a eu maintenant quelques études, il y en a assez peu, mais il y a quelques études qui ont montré que justement, les fake news reposeraient particulièrement sur les émotions. Il y a, par exemple, cette étude maintenant assez célèbre de 2018 dans Science, dans laquelle ils ont montré que les fake news qui sont particulièrement diffusées, vont plus probablement contenir que les vraies nouvelles des émotions liées à la peur, au dégoût ou à la surprise. Tout indique que ces émotions-là sont particulièrement propices à être partagées, à être diffusées, et du coup probablement à capter l'attention des gens, et puis à faire qu'ensuite même ils vont s'en souvenir. >> Et pourquoi ces émotions-là captent-elles l'attention des auditeurs et des gens? >> C'est vrai que les liens entre émotions et attention ont été très étudiés, ils sont assez complexes, mais je pense qu'on a maintenant des théories qui sont assez claires sur la manière dont fonctionnent ces interactions. Globalement, pour sélectionner l'information qui nous parvient, et le cas des médias sociaux est évidemment est un cas très marquant pour cela, parce qu'on a en continu un grand nombre d'informations qui nous parviennent par ces médias sociaux, en plus des informations qui nous parviennent par ailleurs dans notre quotidien. Et notre cerveau a à peu près trois systèmes pour filtrer et sélectionner les informations qui lui parviennent. Ce sont trois systèmes attentionnels. Le premier c'est ce qu'on appelle l'attention endogène, le second c'est ce qu'on appelle l'attention exogène, et puis le troisième c'est ce qu'on appelle l'attention émotionnelle. En deux mots, l'attention endogène ça va être ce processus par lequel on va, selon nos buts, nos envies, nos stratégies, réussir à focaliser notre propre attention sur quelque chose. On va, par exemple, se concentrer pour écouter un discours politique. Il y a l'attention exogène, qui est une attention qui repose sur des systèmes différents dans le cerveau, qui va être sensible à ce qu'on appelle la saillance perceptive. Par exemple, vous entendez tout d'un coup un grand bruit, ou il y a une couleur qui ressort particulièrement par rapport à une autre couleur, de manière automatique notre cerveau va capturer ce genre d'informations. Et puis, la troisième forme d'attention c'est l'attention émotionnelle, qui repose en grande partie sur l'amygdale cérébrale, qui est une petite structure en forme d'amande dans notre cerveau, qui est très importante pour détecter les informations qui sont pertinentes, justement pour nos buts, nos besoins, nos valeurs, en lien avec notre bien-être. Et ce troisième système intentionnel, c'est un système qui a clairement été étudié au début pour les émotions négatives. C'est-à-dire qu'on voit que les stimuli négatifs comme typiquement les serpents, les araignées, vont capturer ce système d'attention émotionnelle. Mais on a pu montrer récemment que les émotions positives capturaient aussi l'attention, parce que nous avons aussi des préoccupations qui sont de l'ordre des aspects positifs dans le sens où on va avoir certaines valeurs, par exemple, et quand un évènement va dans le sens de ces valeurs-là, ça peut déclencher une émotion positive, et puis, notre attention va être guidée par cette émotion-là vers ce qui a déclenché cette émotion positive. Et ce que l'on a montré c'est que la raison pour laquelle les stimuli émotionnels capturent l'attention, ce n'est probablement pas à cause de leur valence positive ou négative mais c'est plutôt par rapport à leur pertinence pour l'individu par rapport à ses buts. Et donc, on voit que cette attention émotionnelle, elle a quelque part les caractéristiques de l'attention endogène parce qu'elle est liée à nos buts, ce qui est important pour nous, mais elle a aussi cette caractéristique de l'attention exogène parce qu'elle est automatique. Et une étude récente a par exemple montré que les fake news qui sont partagées, particulièrement dans les médias, sont justement des news qui vont capter l'attention des participants dans le cas d'études expérimentales. Ils ont même pu montrer que le fait que certains stimuli émotionnels dans les fake news capturent l'attention, une recherche faite en laboratoire, va prédire à quel point ces messages spécifiques allaient être ensuite partagés auprès de la communauté. >> Merci David Sander. >> Merci. >> Nous voyons que le rôle des émotions dans la diffusion des fake news n'est pas négligeable mais qu'il serait raccourci de dire que toutes les fake news jouent sur des émotions fortes négatives, que les liens sont bien plus complexes que ça et demandent effectivement de regarder tous les effets et les conséquences émotionnels à la fois négatifs, mais également des comportements prosocial, comme nous a expliqué David Sander. [MUSIQUE] [MUSIQUE]