[MUSIQUE] Vous venez de lire un texte à propos de la criminalité dans la ville d'Addison. Ce texte fait partie d'une recherche menée par des chercheurs en psychologie, Thibodeau et Boroditsky en 2011. Dans le cadre de cette recherche, les participants avaient lu pour la moitié d'entre eux le même texte que le votre, et avaient répondu à la même question. L'autre moitié avait lu une version un petit peu différente de ce texte. Nous allons lire ensemble ces deux versions. Commençons par la première. Le crime s'apparente à une bête sauvage dans la ville d'Addison. Le taux de criminalité dans cette ville autrefois paisible a augmenté régulièrement ces trois dernières années. En fait, ces jours-ci, il semble que le crime se cache dans tous les quartiers. En 2004, 46 177 crimes ont été signalés contre plus de 55 000 en 2007. L'augmentation des crimes violents est particulièrement alarmante. En 2004, il y a eu 330 meurtres dans la ville, en 2007, il y en a eu plus de 500. Voici pour la première version du texte. Passons maintenant à la seconde. La criminalité s'apparente à un virus dans la ville d'Addison. Le taux de criminalité dans cette ville autrefois paisible a augmenté régulièrement ces trois dernières années. En fait, ces jours-ci, il semble que le crime contamine chaque quartier. En 2004, 46 177 crimes ont été signalés contre plus de 55 000 en 2007. L'augmentation des crimes violents est particulièrement alarmante. En 2004, il y a eu 330 meurtres dans la ville, en 2007, il y en a eu plus de 500. Qu'est-ce qui diffère entre ces deux textes? Comme vous le notez, très peu de choses. Dans la première phrase de l'un d'entre eux, on voit le mot bête sauvage qui est remplacé par le mot virus dans le second texte. Et un peu plus loin dans le texte, le mot se cache est utilisé dans un cas, celui où on mentionne la bête sauvage, alors que c'est le mot contamine qui est utilisé dans le second, celui où on mentionne le virus. Est-ce que ces infimes changements ont une influence importante sur l'opinion que l'on peut avoir à l'issue de la lecture de ce texte? Eh bien, c'est ce qu'a prouvé cette étude. En fait, à l'issue de la lecture du texte, lorsqu'on demande aux participants quelle serait la politique la plus efficace à mener pour lutter contre le crime dans la ville d'Addison, ceux qui ont lu la version dans laquelle on compare le crime à un virus sont pour 22 % d'entre eux favorables à une politique de répression. En revanche, lorsqu'il s'agit de la version dans laquelle on fait allusion à une bête sauvage, ce pourcentage est quasiment doublé. Ils sont cette fois 40 % à préférer une politique répressive. On se rend compte ainsi par cette expérience que la métaphore va de façon très profonde induire la perception que l'on a de la situation décrite dans le texte, et peut avoir des influences considérables. N'oublions pas ici qu'il s'agit d'un choix majeur de société qui dans un cas oriente vers une anticipation par la prévention, et dans un autre cas, oriente vers la répression. Comme on le voit, le choix des métaphores est donc loin d'être anodin. Qui plus est, l'influence des métaphores peut être largement inconsciente. En effet, comme cette étude l'a également montré, lorsqu'on demandait aux participants de souligner les parties du texte qui avaient eu une influence importante sur leur opinion quant à la meilleure politique à mener contre la criminalité dans la ville d'Addison, la quasi-totalité d'entre eux soulignait les statistiques, qui étaient pourtant exactement les mêmes entre les deux textes. Et très peu d'entre eux notaient une quelconque influence des métaphores, qui pourtant comme on le voit, avaient été décisives. Pourquoi les métaphores ont-elles un impact aussi fort? Pour le psycho-linguiste George Lakoff, et le philosophe Marc Johnson, la raison en est qu'en fait, la structure même de nos concepts, la façon même dont nos connaissances sont organisées dans notre mémoire est profondément métaphorique. Selon eux, la métaphore, loin d'être réservée à un usage rhétorique ou à un usage poétique, est à la source même de l'organisation de l'ensemble de notre système conceptuel. Ainsi, les métaphores vont guider la manière même dont nous pensons, dont nous raisonnons, dont nous comprenons, dont nous prenons des décisions. Prenons l'exemple du concept d'argumentation ou de débat. Selon George Lakoff et Mark Johnson, ce concept s'appuie profondément sur trois métaphores qui sont constitutives de sa construction même dans notre mémoire. Une première d'entre elles est la métaphore du combat. Par exemple, lorsque l'on va commenter un débat ou une argumentation entre des personnes, on va pouvoir parler du grand vainqueur de ce débat, on peut parler aussi d'une argumentation offensive. On peut aussi dire qu'une personne a capitulé à l'issue de ce débat. On peut aussi indiquer que l'on est resté sur ses positions, on peut aussi indiquer que l'on s'est retranché derrière un argument. Comme on le voit, le vocabulaire guerrier est présent pour indiquer la présence de cette métaphore comme orientant la conception même que nous avons de ce qu'est un débat ou de ce qu'est une argumentation. Une autre métaphore est celle de la construction. On va par exemple parler de construire son argumentation, on peut aussi démolir l'argumentation de son adversaire, on peut aussi parler d'une argumentation solide, même une argumentation en béton. On utilise même les termes d'échafauder une argumentation. Là encore, la métaphore de la construction est présente dans le concept d'argumentation. Et puis la troisième métaphore, c'est celle du parcours. Elle est aussi très fréquente dans le discours. Par exemple, on va dire, vous allez trop loin, ou encore vous allez trop vite, ou vous tournez en rond, ou je ne vous suis plus. On peut aussi parler du carrefour des idées, on peut être dans une impasse, etc. Comme on le voit, ces métaphores inconscientes vont profondément orienter la manière dont nous pensons les notions sur lesquelles nous nous appuyons au quotidien pour faire face aux différentes situations et pour les interpréter. Si on prend l'exemple d'une épidémie comme l'épidémie du coronavirus, on se rend compte que la métaphore inconsciente de l'eau, la métaphore maritime est présente. Par exemple, on va parler des vagues d'épidémies, on va aussi parler d'endiguer l'épidémie, on peut aussi chercher à la canaliser, on peut aussi être submergé par l'épidémie. On remarque également la métaphore guerrière, dans laquelle on va inciter la population à faire front face à cette épidémie, où les soldats vont être cette fois les soignants impliqués dans le combat contre cette épidémie. D'autres métaphores comme une métaphore fondée sur l'incendie, dans laquelle on va chercher à circonscrire des brasiers pour empêcher que cette épidémie se répande de manière incontrôlable, va pouvoir orienter également la manière de lutter l'épidémie comme on cherche à éteindre des brasiers. L'idée de repérer les clusters est en adéquation avec cette métaphore de l'incendie. L'usage d'une métaphore est donc loin d'être neutre. C'est en diversifiant la palette de métaphores à disposition pour faire face à une situation, pour la comprendre, que l'on est en mesure d'adopter une diversité de points de vue. Cela résonne avec une citation célèbre du philosophe Nietzsche, décrivant même l'intelligence comme une armée mobile de métaphores. Ainsi, la possibilité de faire appel à une diversité de métaphores, à faire appel à une palette de métaphores constitue un élément crucial de l'esprit critique. [MUSIQUE]