[MUSIQUE] [MUSIQUE] >> Et nous retrouvons Nathalie Pignard-Cheynel, Professeure en journalisme et en information numérique à la faculté de sciences économique de l'Université de Neuchâtel. Nathalie Pignard-Cheynel, bonjour à nouveau. Nous souhaiterions savoir quel est l'impact effectif de la désinformation sur les individus. >> Alors, c'est une question assez délicate. Évidemment, ce qu'on peut dire pour commencer, c'est que cette désinformation c'est un problème, un problème fondamental qu'on ne doit pas sous-estimer. Mais également que la recherche, notamment la recherche en sciences sociales, elle a à son actif un arsenal théorique méthodologique qui lui permet de mettre à distance certains discours un peu alarmistes qu'on entend régulièrement, parfois même certains parlent d'un climat de panique morale autour de cette question de la désinformation. En fait, c'est assez délicat d'établir des liens de causalité, par exemple, entre les phénomènes de désinformation d'un côté, et puis l'élection d'un président américain, ou le résultat d'un référendum, pour prendre deux exemples bien réels datant de 2016. Alors peut-être, je vais préciser deux points par rapport à ces recherches en sciences sociales. La première question à laquelle la recherche essaie de répondre, c'est finalement quelle est notre exposition à nous tous face à cette désinformation? C'est assez difficile à mesurer, mais on a malgré tout quelques études récentes qui nous donnent quelques clés de compréhension. Une notamment qui a été publiée en avril 2020 dans Science Advances qui conclut que la présence des fake news est finalement assez limitée quand on la replace dans le volume global des contenus qui circulent sur les réseaux sociaux. Pour donner peut-être un chiffre de grandeur, en gros, on est à moins de 1 % de l'ensemble des contenus qui sont des contenus de désinformation. Alors évidemment, il faut aller plus finement dans l'analyse, et on a très clairement des disparités qui peuvent être assez fortes d'un individu à l'autre. On a, par exemple, d'autres études qui nous montrent bien que les internautes les plus exposés à la désinformation, ce sont ceux qui sont déjà les plus politisés ou qui sont déjà les plus convaincus par le type de contenu de désinformation qui est proposé. Mais surtout, ce que permettent bien de mettre en perspective les sciences sociales, c'est que les réseaux sociaux ne représentent pas l'ensemble de nos moyens d'accéder à l'information. On accède à l'information via les médias plus traditionnels, et notamment via la télévision qui est un média encore très présent dans les habitudes de consommation. Donc, il faut éviter d'avoir une vue trop déformante en se focalisant essentiellement sur ce qu'il se passe sur les réseaux sociaux. Donc ça, ça nous permet d'avoir déjà quelques éléments sur l'exposition à la désinformation. Mais votre question, c'était quels sont les effets. Et là, évidemment, on doit distinguer le fait d'être exposé à la désinformation et le fait d'y croire. C'est très intéressant parce qu'on retrouve des débats, déjà assez anciens dans l'histoire des médias, sur ce qu'on appelle l'effet direct des médias sur les individus. C'est un modèle qui a été développé par des chercheurs dans les années 30-40 pour mettre en garde contre le développement des médias de masse à l'époque, et notamment de la radio. Ce modèle c'est celui qu'on appelle de la seringue hypodermique. Vous imaginez, en gros, un public passif auquel les médias vont injecter leurs messages et affecter directement leurs opinions et leurs comportements. Donc cette théorie dite de la seringue hypodermique, elle a été, par la suite, remise en cause par un certain nombre de travaux très célèbres, qui sont devenus un peu la base de l'analyse de la réception des médias, qui ont plutôt mis en évidence la capacité des individus à s'approprier l'information, mais surtout à la mettre en discussion lors de conversations très ordinaires avec des proches, et donc à pouvoir prendre de la distance vis-à-vis des discours médiatiques. Finalement, c'est la même chose aujourd'hui avec les réseaux sociaux. On a beaucoup de travaux, notamment de sociologues, qui mettent en avant ce qu'on appelle les sociabilités numériques et l'importance des discussions avec des proches sur le web ou sur ces canaux, pour justement mettre un peu à distance l'information que l'on y trouve et qu'on reçoit. Donc faut faire un petit peu attention aux discours sur l'effet direct des réseaux sociaux et de leur contenu sur les individus. Je vais peut-être terminer avec une autre idée reçue. C'est l'idée selon laquelle les jeunes seraient plus vulnérables face aux fake news et à la désinformation. En fait, on a des disparités très fortes chez les individus dans leur rapport à la désinformation. C'est les mêmes disparités qu'on peut voir dans le rapport plus largement à l'information et aux médias. Des disparités liées, par exemple, au niveau d'étude, ou au milieu social, qui jouent un rôle important. Mais dans une étude que nous avons menée cette année auprès d'une quarantaine de jeunes suisses romands, ce qui nous a frappé, c'est, une fois de plus, la capacité des jeunes à prendre du recul, à faire preuve aussi d'une certaine agilité vis-à-vis du numérique et de ces réseaux sociaux, et finalement d'être plutôt bien armés pour débusquer les fake news, sans doute parce que les jeunes ont une assez bonne compréhension de cet écosystème numérique dans lequel la désinformation tend aujourd'hui à se développer. >> Et est-ce que l'on voit apparaître de nouveaux circuits de circulation de cette désinformation? >> Oui, en effet, on voit apparaître de nouveaux circuits. Alors, c'est pas évident, notamment pour la recherche, mais aussi pour les médias de l'étudier, parce que la recherche étudie en grande partie ce qui est visible, ce qui est public. Notamment, dans les études quantitatives, on va aller travailler sur Twitter, on va aller travailler sur des pages Facebook publiques, mais ce que l'on sait aujourd'hui, c'est qu'une grande partie de la circulation de la désinformation, mais aussi de la discussion qui l'accompagne, elle se fait dans des espaces plus privés. Ça peut être des pages personnelles, donc qui ne sont pas rendues publiques, mais aussi, par exemple, des groupes fermés, des groupes Facebook qui ne sont pas à proprement parler publics. Et on a un autre phénomène qui est en croissance. C'est ce qu'on appelle le dark social. Le dark social c'est tout ce qui relève d'espaces numériques beaucoup plus fermés, des espaces privés dans lesquels on échange, on partage des contenus. C'est notamment les messageries, toutes les messageries mobiles. On pourrait aussi citer l'e-mail et d'autres. Cette activité elle est difficile à observer, difficile à quantifier. Mais quand on fait des études plus qualitatives, quand on demande aux gens comment ils s'informent, on se rend compte que c'est une source assez importante, un canal assez important d'information. Je vais peut-être donner un exemple. C'est celui de WhatsApp, qui est une application particulièrement concernée par la désinformation. On a plusieurs études qui ont mis notamment en évidence le rôle qu'a joué WhatsApp au Brésil en 2018 lors de l'élection de Bolsonaro et l'usage qui a été fait par Bolsonaro et son équipe de WhatsApp comme un canal de diffusion massive de désinformation. Le tribunal supérieur électoral brésilien s'en ait saisi, a dorénavant interdit l'envoi massif de contenu, on pourrait dire de propagande politique, sur les messageries instantanées, et WhatsApp a également de son côté limité, à l'échelle du monde entier, les fonctionnalités qui permettent l'envoi massif de messages. Donc, on assiste aujourd'hui à cette montée en puissance, malgré tout, de ces canaux plus privés. Nous, on l'a observée de manière très significative pendant la crise sanitaire que l'on connaît, notamment pendant la première vague du printemps 2020, puisque nous avons mené une enquête auprès d'un peu plus de 4 000 Suisses romands. Un des résultats, c'est que l'exposition à des fake news via les messageries, est jugée importante. On a 64 % des personnes interrogées qui disent avoir reçu au moins quelques fake news via une messagerie. Si on s'intéresse au 15-25 ans, on monte là à plus des trois quart, à 76 % des jeunes qui ont reçu des fake news via ce canal. Ce qui est intéressant, pour terminer avec les messageries, c'est qu'on a moins une logique d'algorithme. On a plus non plus véritablement la question du modèle économique des plateformes que l'on a décrit précédemment. Mais là, en fait, tout repose sur une propagation par un effet boule de neige via les proches, puisqu'en fait, ce sont les individus qui s'envoient, et qui donc participent à la propagation de la désinformation, avec un mécanisme qui est au coeur du partage des contenus sur les réseaux sociaux et dans les messageries, qui est celui de la confiance envers les proches. On a tout un tas d'étude qui nous montre qu'on fait d'avantage confiance à un contenu s'il est envoyé par un proche, plutôt que s'il vient d'une source, même une source très établie. Donc c'est un nouveau problème que l'on voit apparaître et dont la recherche maintenant doit aussi s'emparer pour avoir une compréhension encore un petit peu plus fine. >> Merci beaucoup Nathalie Pignard-Cheynel. En conclusion, le phénomène de désinformation a une large ampleur, même si son impact effectif peut être relativisé. Toutefois, on note également de nouveaux modes de circulation de la désinformation, en particulier à travers des messageries privées, dont l'impact reste à déterminer. [MUSIQUE] [MUSIQUE]