[MUSIQUE] CQFD. >> Face au flux d'informations incessantes qui circulent à grande vitesse, notamment sur les réseaux sociaux, on le sait, certaines affirmations sont fausses, voire totalement fabriquées. Comment réagissons-nous face à ces informations? Est-ce que nous réussissons à distinguer le vrai du faux? Eh bien rien n'est moins sûr, Cécile Guérin. >> Eh oui, non seulement nous sommes influencés par des informations fausses, même lorsque nous savons que ce sont des mensonges, mais plus grave encore, notre mémoire va s'en souvenir et va les transformer comme si elles étaient vraies. Bref, nous serions des crédules invétérés et il va donc falloir apprendre à résister. Et pour parler de cette recherche menée à l'Université Libre de Bruxelles en psychologie sociale et en linguistique et qui est publiée ce mois dans Social Cognition, nous allons vous soumettre ce test ; vous allez entendre les auditeurs comme si vous étiez également les participants de cette recherche. >> Alors, moi, je vous donne des instructions. Vous allez bien écouter l'histoire qui va suivre concernant Étienne qui a commis un délit. Alors que l'homme va nous dire la vérité à propos des faits qui se sont déroulés, son récit est entrecoupé de mensonges qui sont dits par une voix de femme. On l'écoute. [MUSIQUE] [MUSIQUE] >> Le soir du 16 janvier 2010, Étienne a quitté l'appartement de son voisin à Waterloo où il avait passé la soirée. >> Lors de cette soirée, il a bu de la bière et du scotch. >> Il s'est dirigé à pied vers le nord, dans la direction de la N5, via une rue centrale qui était très fréquentée. De temps en temps, il se retournait face à la circulation et faisait du stop dans l'espoir de se faire prendre par une voiture. Avant qu'il ne soit arrivé à l'autoroute, il avait été pris par Victor, >> un vieil homme qui avait un handicap. >> Victor se dirigeait lui aussi vers le Nord. Étienne signala qu'il était en route vers le centre de Bruxelles. En roulant sur l'autoroute, Victor a remarqué qu'Étienne était nerveux, préoccupé et étrangement silencieux. Afin de dissiper la tension, Victor a commencé à raconter un incident amusant dont il avait été témoin récemment. Quelques secondes plus tard, Étienne sortit un couteau. >> Il l'a mis sous la gorge de Victor >> et il lui a réclamé son portefeuille, sa montre et ses bagues. Victor a obtempéré sans discuter. Les objets de valeur en sa possession, >> Étienne a marmonné qu'il trouvait les personnes handicapées vraiment dégoûtantes. >> et il a ordonné à Victor de prendre la première sortie. Il l'a ensuite fait passer par une zone résidentielle et l'a forcé à s'arrêter dans un coin désert. Alors qu'Étienne était sur le point de sortir de sa voiture, Victor s'est mis à le supplier de lui rendre au moins son alliance. >> Avant de partir, Étienne a menacé d'égorger Victor si celui-ci essayait de le suivre. >> Après avoir commis ce forfait, Étienne est rentré à Waterloo >> et il a cambriolé une maison. >> Les enfants d'Étienne ont témoigné lors de son procès >> et ont déclaré qu'Étienne avait souvent commis des délits. [MUSIQUE] >> Si vous venez d'allumer votre radio, vous êtes bien sur La Première, c'est CQFD, et on vous fait vivre une expérience sur la gestion des fake news, de l'information fausse. Suite à ce récit, vous êtes invité, lorsque vous faites cette expérience, vous, par exemple, qui êtes en train d'écouter cette émission, à juger Étienne et, pour commencer, à lui infliger une peine de prison allant de zéro à dix ans de prison, puis ensuite à répondre à un questionnaire. Alors, par exemple, Huma Khamis, combien d'années de prison vous donneriez à Étienne? >> Je dirais cinq. >> Très bien. Ce questionnaire vous demande ensuite de vous rappeler si les informations qu'on a entendues étaient vraies ou fausses. >> Ou si vous ne vous souvenez pas de les avoir entendues. Par exemple, il y a des questions du style : Étienne a marmonné qu'il trouvait les personnes handicapées vraiment dégoûtantes ; est-ce que vous vous en rappelez? >> Je me souviens parfaitement que ce n'est pas la voix masculine qui l'a dite. >> Donc, c'est une information... >> ... qui est fausse. >> Il y a une autre information : dans la voiture de Victor, Victor a commencé par raconter un incident amusant pour un peu détendre l'atmosphère. >> Oui, ça, je m'en souviens. >> Et c'était...? >> Ça me paraît vrai. >> Très bien. Vous pouvez faire le test tranquillement ; il y a les références qu'on a mises sur le site de CQFD tout simplement. Alors, avec nous en ligne pour commenter le résultat de cette recherche, nous avons Mikhail Kissine. Bonjour. >> Bonjour. >> Vous êtes professeur en linguistique à l'Université Libre de Bruxelles. On a compris les grandes lignes de ce test, et c'est vrai que ça paraît simple, finalement, quand on écoute, de se dire qu'on ne va pas mélanger mensonges et vérités. >> Ça paraît simple et c'est ça qui est surprenant. En réalité, si jamais on soumet aux participants la même histoire que vous venez d'entendre, mais dans laquelle la voix de femme, celle qui dit des choses fausses, donne des circonstances atténuantes, par exemple, elle raconte qu'au lieu de marmonner qu'Étienne trouvait les personnes handicapées dégoûtantes, il s'est excusé, ou que ses enfants disaient qu'il était un père aimant. On fait la même expérience en demandant aux participants à l'expérience d'estimer la peine de prison qu'Étienne devrait recevoir ; ils donnent une peine de prison systématiquement inférieure par rapport à ceux qui ont entendu des informations fausses aggravantes. >> Oui, pour les informations fausses aggravantes, en moyenne, la peine de prison est de cinq ans, c'est à peu près ce que Huma Khamis a donné, alors qu'avec les informations fausses atténuantes, elle est de combien cette peine de prison? >> On a fait plusieurs études pour contrôler différents facteurs, mais elle est aux alentours de trois ans. Donc si nous étions capables de filtrer l'information fausse, de ne pas en tenir compte, normalement, ce à quoi on devrait s'attendre, c'est un résultat comparable entre les participants qui entendent des informations fausses aggravantes et ceux qui entendent des informations atténuantes ; vu qu'elles sont fausses, on ne devrait pas en tenir compte. Or, ce n'est pas du tout ce qu'on observe. Donc ça, c'est un premier résultat qui peut paraître étonnant. >> On est toujours sous influence de ces informations fausses, qu'elles soient atténuantes ou aggravantes. Pourquoi c'est si difficile d'ignorer ces informations fausses alors qu'on sait qu'elles sont fausses? >> En fait, l'idée dont provient cette étude est une idée que nous avions eue il y a déjà un petit temps avec Olivier Klein. Cette idée est que nous sommes sous l'illusion d'un contrôle sur ce que nous croyons. En fait, nous avons l'illusion que nous décidons de croire une information ou pas. Mais, en réalité, ce qui est beaucoup plus probable, c'est que, par défaut, lorsque nous avons une information devant nous, qu'elle soit visuelle ou une information qu'on nous raconte, nous l'intégrons dans ce que nous croyons, dans notre modèle du monde. Donc, en fait, ce qui demande une action cognitive, si vous voulez, c'est de rejeter une information. On ne décide pas de croire ou de ne pas croire ; ce qu'on décide, c'est de décroire, entre guillemets. >> Est-ce que le fait, je crois que vous avez testé ça aussi, d'être distrait, là on était concentrés, mais si on nous distrait, est-ce qu'on va les croire encore plus facilement ces informations fausses si on fait d'autres choses en même temps? >> On conduit, par exemple, en écoutant la radio, vous voyez! >> Par exemple! Alors, oui, il y a d'autres études qui ont été faites avant la nôtre qui montraient un effet de la distraction, mais ce qui est assez surprenant, c'est que cet effet d'informations fausses est présent même si les participants ne sont pas distraits, donc même s'ils sont concentrés, même s'ils n'ont que cette tâche-là à faire. >> Huma était très concentrée, par exemple, et elle a quand même donné cinq ans à ce pauvre Étienne! >> Voilà! >> C'est vrai. Enfin, c'était le plaidoyer de l'avocate! [RIRES] >> Alors, quel est le rôle de notre mémoire dans ce biais de vérité? Parce qu'on peut aussi s'attendre à ce qu'une semaine plus tard on se souvienne d'autre chose. Comment la mémoire fonctionne avec cette gestion du vrai et du faux? >> Eh bien, ce que nous avons observé, c'est que nous tendons à nous souvenir des informations vraies comme vraies, mais aussi d'informations fausses comme vraies. En d'autres termes, on observe les erreurs que les participants font lorsqu'on leur demande s'ils sont entendu un énoncé et est-ce qu'il était faux ou vrai ; en fait, il y a beaucoup plus d'erreurs de participants qui rapportent des énoncés faux comme vrais que de vrais comme faux. Donc notre mémoire fonctionne de la façon suivante, en caricaturant : si elle se souvient de quelque chose, eh bien c'est que c'est vrai. C'est un peu ça ce qui émerge. >> Voilà, si on l'a retenu, en gros, notre cerveau nous dit que c'est vrai. >> Ce qui est étonnant, c'est que les participants savent que, en l'occurrence là, la femme dit des mensonges et pourtant, devant le flux des informations, ils oublient la donnée de base qui leur a été donnée au tout début. >> Je ne pense pas qu'ils oublient. D'ailleurs, les participants, souvent, disaient après l'expérience qu'ils s'étaient rendus compte qu'en fait les informations fausses étaient aggravantes ou atténuantes. Je pense réellement que c'est parce que se protéger d'informations fausses demande un réel contrôle ; c'est vraiment quelque chose qu'on doit explicitement faire. Et l'illusion que nous avons, une sorte de myopie en fait, c'est l'impression que nous pouvons tout à fait décider de ne pas croire des informations fausses, que si on sait que les informations qu'on lit dans un site qui n'est pas sérieux sont fausses, on peut les lire et on ne va pas être influencé par ces informations ; or, ce n'est pas vrai. >> Et cet effort supplémentaire, on sent qu'il faut le faire. Est-ce que c'est ça, finalement, qu'on zappe un peu, parce que demande au niveau du cerveau un effort de cognition important? >> Absolument, c'est probablement ça qui se passe. Il faut aussi dire que nous sommes des êtres avec une histoire révolutionnaire assez récente et, la plupart du temps, dans des sociétés un tout petit peu plus anciennes par rapport à la nôtre, la plupart des informations qu'on rencontrait étaient vraies. C'est rare que les gens vous mentent en réalité, quand vous êtes dans la vie de tous les jours. Si vous allez dans un magasin et que vous demandez le prix du journal ou le prix du pain, vous ne vous attendez pas à ce que le vendeur vous mente. >> Donc dans notre vie en société, finalement, notre cerveau est habitué à ce que ce qu'on nous dit soit vrai. >> Oui, absolument. >> En conclusion, Mikhail Kissine, pour lutter contre ces fausses informations, puisqu'on comprend bien derrière que c'est ça qu'on vise ; on se dit que, finalement, cette histoire qu'on nous a racontée, c'est un peu comme nous quand on est sur un flux de Facebook, qu'on voit des informations défiler, avec des vraies informations et des fausses informations. Comment est-ce qu'on pourrait développer des outils pour que notre cerveau apprenne à séparer le bon grain de l'ivraie? >> C'est une vraie question et une vaste question. Je pense, évidemment, qu'il faut continuer à éduquer, notamment les jeunes, mais même les moins jeunes, à bien évaluer les sources d'information et aussi à vraiment mettre l'accent sur le fait que les jugements et croyances que nous avons et les décisions que nous prenons sont basés sur toute une série d'informations, et il faut se demander quelles sont ces informations sur lesquelles nous basons nos jugements, nos croyances et nos décisions ; c'est très important. >> Être conscients de notre crédulité, en fait? >> Être conscients de notre crédulité et ne pas avoir l'impression que tout ce qui est dans notre cerveau et dans notre mémoire est nécessairement vrai parce que si c'est dans notre mémoire c'est parce que c'est vrai. Non. Si c'est dans notre mémoire et que nous pensons que c'est vrai, c'est juste parce qu'on l'a vu. >> Donc soyons conscients de notre potentiel crédulité. Merci beaucoup, Mikhail Kissine, d'avoir répondu à notre invitation. >> Merci à vous. >> Vous êtes professeur en linguistique à l'Université Libre de Bruxelles et vous répondiez à l'invitation de Cécile Guérin. [MUSIQUE] >> CQFD, sur La Première.