[MUSIQUE] [MUSIQUE] >> Nous avons vu dans les activités précédentes que certains messages essaient de susciter des réactions émotionnelles dans le public, de façon à appuyer un argumentaire de convaincre. Mais ces appels à l'émotion, comme on les a appelé, ont-ils vraiment un effet sur l'attention qu'on porte à un message, voire sur les comportements que l'on adopte après? C'est pour répondre à ces questions que nous avons interviewé le Professeur David Sander, Professeur en psychologie des émotions à l'Université de Genève, que nous allons tout de suite retrouver dans cette vidéo. David Sander, bonjour. >> Bonjour. >> La première question que j'ai envie de vous poser c'est qu'est-ce qu'une émotion? >> De manière générale, on peut donner une définition des émotions qui serait que les émotions sont des réactions adaptatives quand on est face à des situations qui posent un défi pour l'organisme et qui sont clairement importante pour l'individu. Ça c'est pour une définition très générale. Cela dit, ça fait un peu plus d'une siècle que les psychologues, philosophes ou neuroscientifiques débattent de la définition plus spécifique de ce que serait une émotion. Un des défis majeurs que l'on rencontre, c'est de se demander quelle définition on pourrait donner, comme définition commune, à toute une série d'émotions qui sont, en tout cas d'un point de vue phénoménologique, si différentes les unes des autres. Si l'on pense à la peur, la joie, la colère, la tristesse, le dégoût, l'intérêt, l'admiration, l'émerveillement, la honte, la culpabilité, la fierté, bref beaucoup d'instances d'émotions, on peut se demander qu'est-ce qu'elles ont de suffisamment commun pour en faire une définition. Après tous ces débats, je dirais qu'à l'heure actuelle on arrive à une définition minimale consensuelle, qui est une définition qu'on appelle multicomponentielle des émotions, qui est cette idée que quand on parle d'une émotion, on parle pas d'un tout unitaire, mais on parle d'un ensemble de composantes qui sont interreliées les unes aux autres. Il y a en tout cas deux parties de l'émotion à considérer. La première partie c'est ce qu'on appelle le déclenchement de l'émotion et la deuxième partie c'est ce qu'on appelle la réponse émotionnelle ou la réaction émotionnelle. Qu'est-ce que le déclenchement de l'émotion? Le déclenchement de l'émotion ce serait la première composante de l'émotion, et ce serait le mécanisme psychologique et cérébral par lequel on va évaluer l'importance d'une situation pour nous, d'un point de vue subjectif, par rapport à nos préoccupations du moment, nos besoins, nos buts, en général notre bien-être, et cela inclu par exemple, des valeurs morales ou des valeurs esthétiques que l'on pourrait avoir. Donc tout ce qui compte pour nous, quelque part, va être utilisé pour évaluer des situations. Une fois qu'on a évalué la situation par rapport à cette importance subjective pour nous, il va y avoir une réaction dans l'organisme. Et là il y aura quatre autres composantes qui vont entrer en jeu. La première c'est l'expression. C'est peut-être celle à laquelle qu'on pense le plus facilement quand on pense à l'émotion. C'est l'expression motrice, donc sur le visage, dans la voix, par exemple avec la prosodie, mais aussi au niveau de la posture, on va avoir une réaction musculaire quand on a une émotion. Il y a aussi la réaction qu'on appelle psychophysiologique. C'est-à-dire que quand on a une émotion, on peut avoir une réaction du système nerveux sympathique, donc le coeur qui va s'accélérer, on va avoir un peu plus de sueur, on va avoir la température corporelle qui peut un peu augmenter, donc vraiment une réaction corporelle très forte. Ensuite, il y a une réaction qui est malheureusement assez peu étudiée, mais qu'on appelle la tendance à l'action. C'est-à-dire que quand on a une émotion, on va avoir tendance à agir. On va avoir tendance, par exemple, à s'approcher de ce qui est agréable, ou au contraire à éviter ce qui est désagréable. Et ça c'est un point qui est important, parce qu'on y pense pas systématiquement quand on pense aux émotions, mais les émotions nous préparent à agir, et c'est parce que l'on est, par exemple, en colère, très souvent, que l'on va vraiment passer à l'acte. Puis finalement, la dernière composante de l'émotion, qui est peut-être celle qui a été le plus étudiée, c'est la composante de feeling en anglais, ou en français on parle de ressenti, c'est-à-dire la partie consciente dans l'émotion. Quand on peut dire : je me sens en colère, je me sens triste, je me sens honteux, je me sens fier, etc. Si on prend un petit exemple pour faire la synthèse, si on considère une émotion qui est peut-être celle qui est la plus étudiée qui est la peur, on voit que les cinq composantes seraient les suivantes. On va évaluer une situation comme dangereuse. Donc l'évaluation du danger, c'est la première composante, va déclencher une réaction dans l'organisme avec une expression. Par exemple, on va exprimer avec le visage, les yeux grands ouverts, la bouche ouverte, avec la voix, par exemple des cris, cette peur. On va avoir une tendance à l'action qui va être une tendance à l'action d'évitement. Par exemple, on va vouloir se protéger soit par la fuite, soit par le combat, soit en arrêtant de bouger. On va avoir une réaction psychophysiologique forte quand on a peur, le coeur va s'accélérer, notamment pour donner du sang aux muscles pour qu'on puisse fuir. Et finalement on va avoir un ressenti phénoménologique conscient de peur. Dans ce processus-là, qui est cette définition componentielle de l'émotion, il y a toute une série de mécanismes, qu'on dirait affectifs, mais qui sont extrêmement liés avec les processus cognitifs, Beaucoup de recherche montrent que, par exemple, les émotions ont un effet sur la perception, sur l'attention, sur la mémoire, sur le jugement et sur la prise de décision. >> Est-ce que vous pouvez nous en dire plus sur les effets de ces émotions sur la prise de décision, sur l'attention? >> C'est un thème qui est très étudié mais aussi très débattu, et globalement je dirais qu'il y a deux grandes manières dont on a étudié les émotions en lien avec la cognition, ou de résultats principaux. C'est de se dire que c'est à la fois la meilleure amie et la pire ennemie de la cognition. C'est-à-dire que parfois, l'émotion va faciliter des processus, et parfois elle va interférer avec des processus. Si on prend l'exemple de la prise de décision, on est tous avec cette idée que les émotions sont parfois un bon guide pour décider, qu'il faut écouter ses émotions pour choisir, pour prendre des décisions, mais on entend aussi beaucoup qu'il faut se méfier de ses émotions, et qu'il faut raisonner à froid pour prendre une décision. Alors comment est-ce qu'on peut situer la recherche par rapport à cette problématique-là? Je dirais que le modèle qui, à mon sens, est le plus abouti concernant l'étude des émotions et de la prise de décision, c'est le modèle développé par Jennifer Lerner à l'Université de Harvard, qui propose qu'il y a en tout cas trois grands effets des émotions sur la prise de décision. Comme on va le détailler, il y a un de ces effets qui est souvent fonctionnel, positif et utile pour la prise de décision, un autre qui est souvent positif, et finalement un qui est systématiquement négatif et à éviter quand on prend une décision. Il faut voir que dans ces modèles, quand on parle de prise de décision, on parle systématiquement de toute situation dans laquelle on a une situation qui se présente à nous et une série d'options. On peut donc appliquer ce modèle aussi bien le matin au choix vestimentaire que l'on va faire pour la journée, si jamais vous hésitez dans quel restaurant aller, comment choisir le restaurant, une fois au restaurant choisir le menu, mais jusqu'à aussi des choix moraux, ou politique en tout cas, est-ce que l'on va voter pour tel ou tel candidat, est-ce que l'on va décider de passer ces vacances à tel ou tel endroit, donc aussi des situations dans lesquelles on se projette dans l'avenir. C'est vraiment un modèle généraliste de la prise de décision. Ce que propose ce modèle c'est que quand on est face à une situation et qu'il y a plusieurs choix, quelle que soit la situation, on va d'abord faire une évaluation de ces différents choix. Donc un peu de la même manière dont je parlais tout à l'heure que la première composante de l'émotion c'était le déclenchement par une évaluation, l'idée c'est que chaque option a le potentiel de déclencher une réaction émotionnelle. Elle le fait pas toujours, ça peut être des réaction très peu intenses, mais il y a ce potentiel-là. Chaque option peut déclencher une réaction plus ou moins intense émotionnelle. Ce sont les premières émotions présentes dans le modèle, qu'on appelle les émotions intégrales, ou intregal emotions en anglais, parce qu'elles font partie du processus lui-même de la prise de décision. Et il y a l'idée que, très souvent, ces réactions émotionnelles, elle sont utiles, elles sont fonctionnelles, et il faudrait les écouter en quelque sorte pour prendre la décision. Un exemple tout simple ce serait si vous allez dans un magasin pour choisir un parfum, par exemple, c'est tout à fait naturel de se dire que l'émotion positive que vous allez ressentir en sentant chaque parfum va être utile pour décider le parfum que vous voulez acheter. Parce que ce serait un peu bizarre de se dire qu'on va prendre un parfum qui est le moins agréable pour nous. Donc on utilise la valeur émotionnelle comme information pour prendre son choix. Donc ces émotions intégrales sont souvent vues comme positives et utiles. Ensuite, il y a une deuxième forme d'émotion, qui elle est celle dont il faut systématiquement se méfier, qui est ce qu'on appelle les émotions dites incidentes, parce qu'elles sont indépendantes de la situation sur laquelle on doit prendre une décision. C'est-à-dire que ce ne sont pas des émotions qui sont déclenchées par la valeur affective de chaque choix. Ce sont, par exemple, des émotions que l'on va avoir avant d'avoir à prendre la décision. C'est-à-dire, imaginez que vous vous êtes disputés avec quelqu'un et à ce moment là vous devez prendre une décision. Est-ce que l'irritation, voire la colère, que vous avez au moment de la prise de décision va affecter votre jugement? Il y a beaucoup de recherches qui montrent que, de manière assez spécifique, certaines émotions, comme la colère versus la peur, ou la peur versus la tristesse, vont différentiellement affecter les choix, et de manière non-fonctionnelle, parce qu'il n'y a aucune raison de faire ces choix en fonction de l'émotion qu'on aura ressenti avant. Ça peut être aussi une émotion qu'on va ressentir pendant qu'on prend la décision, mais encore une fois, qui est indépendante des options. Par exemple, des études ont montré que si jamais on est en colère, on va sous-évaluer le risque d'une situation, en tout cas négliger le risque par rapport à une situation. Dans ces cas-là, il faut plutôt se méfier de ces émotions. Pour terminer, il y a un troisième effet des émotions sur la prise de décision, qui est celui de ce qu'on appelle les émotions anticipées. C'est-à-dire que quand on est face à différents choix on peut, et on fait probablement, un exercice de mental time travel, c'est-à-dire qu'on se projette dans l'avenir et on se demande comment est-ce qu'on se sentirait dans telle situation. Par exemple, si vous réflechissez au menu d'un repas d'anniversaire, on peut se représenter comment on serait si jamais il y avait tel ou tel menu, et ça nous aiderait à choisir le menu. Donc même pour ce genre de petite prise de décision, le rôle des émotions pourrait être important, même si sur le moment on a pas une émotion par rapport au choix, on est capable de se projeter. Quand on choisit la destination de ses prochaines vacances, on se projette en terme des émotions qu'on ressentirait à ce moment-là. On voit que les effets sont multiples. Là c'est les trois exemple principaux : les émotions intégrales, les émotions incidentes, et les émotions anticipées. >> Merci David Sander. Nous avons vu donc que les émotions sont un processus complexe qui fait intervenir plusieurs étapes et qui demandent un processus d'évaluation de la situation, et que les émotions ont un rôle sur la prise de décision qui peut être, selon les cas, positif, nous aide à prendre des décisions, mais parfois peut rentrer en conflit avec la prise de décision. [MUSIQUE] [MUSIQUE]