[MUSIQUE] [MUSIQUE] [MUSIQUE] Bonjour à tous et bienvenue dans cette vidéo que nous avons intitulée De la juste qualification des difficultés : crise, risques, pollution. Cette séquence a deux objectifs. Le premier est d'être capable de connaître les mots justes pour des choses qu'on ne voit pas. Et le deuxième, c'est d'apprendre à distinguer crise et état inexpérimenté du système-Terre, risque versus menace, et pollution versus flux. Dominique Bourg, comment pourrait-on faire pour contourner ce problème et prendre conscience de nos problèmes écologiques? >> Là, on touche une difficulté essentielle, c'est qu'effectivement, puisque nous ne sommes pas automatiquement et comme naturellement avertis de la gravité de la situation par nos sens, les mots deviennent extrêmement importants. Parce que soit j'ai affaire à des graphes, soit j'ai affaire à des données chiffrées. Mais si je ne les accompagne pas de mots, elles n'auront pas de sens. Donc, les mots qu'on doit employer en matière d'environnement et la rectitude, la justesse de ces mots sont quelque chose d'absolument essentiel. >> Voilà, compte tenu des problèmes que vous nous avez présentés, pourrait-on donc parler de crise écologique? >> Ce serait très tentant de parler de crise écologique, parce qu'il y a des crises partout, >> on va parler de crise financière, crise politique, crise morale, que sais-je. Donc, l'expression aujourd'hui est très courue. Et pourtant, c'est très gênant de parler de crise écologique, parce qu'indirectement, sans même qu'on s'en aperçoive vraiment, ça induit un pas de temps, une durée qui n'a vraiment rien à voir avec ce dans quoi nous entrons, ce que nous allons devoir commencer précisément à vivre. Très simplement, une crise, c'est en général un moment charnière, relativement court, où l'on sort d'un temps normal, pour rentrer dans un temps de bouleversement et la sortie de crise, qui est censée arriver relativement rapidement, c'est le retour très souvent à une nouvelle normalité, à de nouvelles normes. Or, en matière d'environnement, ce n'est absolument pas ça qui est en train de se produire. Si je considère par exemple le changement climatique, qui est évidemment un des paramètres très importants, on n'est pas du tout sur un temps court. En fait, nous nous sommes rendu compte vers la fin du siècle dernier, vers la fin du XXe siècle, que le temps de résidence du carbone dans l'atmosphère était vraiment très, très long. Imaginons que nous connaissions à la fin de ce XXIe siècle une augmentation de la température moyenne de trois degrés. Compte tenu du seuil de concentration de gaz à effet de serre auquel nous serions parvenus durant ce siècle, il faudrait encore pratiquement un siècle pour que la totalité des effets attachés à ce degré de concentration se fassent sentir. En d'autres termes, on aura encore deux degrés dans les tuyaux. Ce qui signifierait très exactement que nous aurions une hausse de la température de cinq degrés, à la fin du siècle prochain, donc du XXIIe siècle. Et ces cinq degrés, ils dureraient au moins 5 000 ans, en tout cas, si l'on se fie aux modèles qui sont les nôtres aujourd'hui. Et avec un très, très lent decrescendo, au bout de 100 000 ans, il resterait 7 % et à jamais du surcroît des gaz à effet de serre qu'on a envoyés ces dernières décennies dans l'atmosphère. Et donc, on voit bien que là, on est sur un temps relativement long. Si je prends un autre paramètre, si je prends le paramètre cette fois-ci de la biodiversité, de son érosion, je suis encore sur un temps beaucoup plus long. Lorsque l'on a détruit, pour des raisons naturelles autrefois, mais maintenant ce n'est plus pour des raisons naturelles, la destruction des espèces et la destruction des gènes qui supportent ces espèces, évidemment ce n'est pas quelque chose qui se répare ou qui se reforme en quelques siècles. C'est un pas de temps cette fois-ci de l'ordre de plusieurs millions d'années, cinq à dix millions pour retrouver un degré de biodiversité qui a été, à un moment donné, détruite quand on a affaire à une grande extinction. Donc, on voit bien que finalement, ce que nous sommes en train de faire, ce que nous sommes en train de produire, ça nous projette dans un temps très, très long, sur des millénaires, des centaines de milliers d'années, et voire pour certains aspects, sur des millions d'années. De même, la destruction par exemple, ou l'exploitation des ressources minérales, le fait que nous ne serons plus en mesure d'aller les chercher, c'est quelque chose qui sera probablement définitif. Donc, on n'est pas dans une crise, on rentre dans un monde nouveau, d'ailleurs un monde qui va changer dans les siècles qui viennent. Donc, on rentre dans une espèce de très, très long tunnel dont on ne voit absolument pas le bout. Et donc, le mot crise nous fait croire que nous passons une passe difficile dont nous allons sortir pour retrouver quelque chose qui ressemblera, d'une manière ou d'une autre, à ce qu'on avait connu autrefois. Non, le monde est en très de changer, très profondément. Et évidemment, dans les actions qu'on doit entreprendre par rapport à ce changement, le côté adaptation à cette nouvelle donne du monde, évidemment est quelque chose de fondamental. Et quand on emploie le mot crise, c'est un peu comme si on biffait ces enjeux temporels, comme si finalement nous n'avions pas besoin de nous adapter, mais nous avions trouvé, je ne sais pas, quelque Deus ex machina pour nous sortir de ce qui apparaîtrait comme une impasse transitoire. Non, c'est un nouveau monde et pour un temps indéfini. >> Prenons un autre terme. Par exemple, le mot risque. Que pouvez-vous nous dire sur le mot risque? >> Alors, risque, cela fait aussi partie de ces mots qu'on emploie très fréquemment quand on veut parler des problèmes d'environnement. On va parler de risques environnementaux, de risques écologiques. Et là encore, un peu comme avec le mot crise précédemment, on est confronté à ce type de mot, de vocable qui indirectement, sans même qu'on le perçoive vraiment, réduit, édulcore, euphémise le niveau de problème. Par définition, un risque, c'est quelque chose de circonscrit dans le temps, dans l'espace, et c'est aussi quelque chose généralement de compensable pécunièrement. Et ça, c'est très important, parce que justement, on réagit au risque en mutualisant, en accumulant certaines sommes d'argent qui nous permettront ensuite de faire face à une catastrophe, d'en réduire les conséquences et de revenir à un temps normal. Si le risque était quelque chose de totalement chronique, qui se produirait sûrement, on ne parlerait plus de risque, ça serait tout simplement la situation normale. Donc, le risque, c'est par définition exceptionnel, et d'une certaine manière, au moins à un certain degré surmontable. Or, ce à quoi nous avons à faire dans les descriptifs que nous avons envisagés antérieurement, ce n'est pas du tout de cet ordre-là. On parle de risque, imaginons qu'on ait un beau gâteau, et puis finalement, on s'apprête à donner une part à quelqu'un, et puis la part s'envole. Là, c'est un risque, un risque de perdre quelque chose. Non, là, le problème c'est l'assiette, l'assiette qui se rétrécit. L'assiette qui va devenir beaucoup plus hostile, beaucoup plus instable, les parts du gâteau vont commencer à chanceler, etc. On n'est plus du tout dans le même ordre d'idée. On se trouve à un niveau supérieur. C'est l'ensemble des conditions d'habitabilité de la planète qui vont changer. La part en permanence habitable de la planète, ce qu'on appelle l'écoumène, va se rétrécir. Le régime des pluies va changer. Les services que nous rend la nature sont en train de s'amenuiser. Ce n'est plus du tout quelque chose de circonscrit dans le temps, ce n'est plus du tout quelque chose de circonscrit dans l'espace, ce n'est pas un objet qu'on a devant nous qui va disparaître, ce sont les conditions de notre propre existence qui sont en train d'être changées. Et donc, le mot risque ne nous permet pas du tout de comprendre la hauteur des problèmes à laquelle nous allons devoir être confrontés. Nous allons devoir affronter cette situation qui change radicalement nos conditions d'existence sur cette Terre. Le mot risque laisse complètement passer, j'ai proposé l'expression de dommages transcendantaux. Le transcendantal, c'est ce qui conditionne la possibilité de quelque chose. Les dommages que nous sommes en train de produire sont transcendantaux. Ils concernent nos conditions générales d'existence pour un temps indéfini sur cette planète. Ça, le mot risque ne permet pas du tout de l'entrevoir. Avec d'autres, je préfère parler de menaces et de dommages transcendantaux. >> Aujourd'hui, nous utilisons beaucoup le terme de pollution. Est-ce que c'est selon vous un terme adéquat? >> Là encore, ça fait partie de ces vocables, de ces mots qui nous induisent en erreur. On a vu tout à l'heure l'ensemble des problèmes auxquels nous étions confrontés. Très rapidement, je le rappelle, on avait une première catégorie de problèmes, tout ce qui concerne la dépression des ressources, pas un problème de pollution. déplétion des ressources, pas une question de pollution. Et puis, on a vu que nous étions confrontés à une seconde catégorie de problèmes, tout ce qui concerne les dégradations du système Terre. Et là, dans les neuf domaines qui nous servaient d'indicateurs pour comprendre si on changeait ou non de monde, on a eu un seul item qui concernait effectivement les pollutions chimiques auxquelles on pourrait rajouter l'introduction à la biosphère de radionucléides, de nouveaux matériaux, etc. Donc, on a bien des pollutions. Je ne dis pas que cela n'existe pas, que les pollutions n'ont aucune importance, non bien sûr, elles sont un problème véritablement important. Mais, elles ne sont qu'un problème, un parmi neuf grands problèmes. Pour la seconde catégorie, tout ce qui concerne le fait qu'on dépasse les capacités de charge de la biosphère, et puis, elles n'ont rien à voir avec les problèmes de déplétion. Alors, du coup, quand on réduit les problèmes d'environnement au problème de pollution, on réduit des problèmes très nombreux à un seul. Cela, c'est la première difficulté. Et puis, il y a une deuxième difficulté qui devrait nous amener à garder pour ce qu'il signifie, et pas plus, ce mode de pollution, et ne pas vouloir y ramener toutes les difficultés que l'on connaît. Le deuxième problème, c'est que les pollutions, il ne faut pas être trop exigeant, mais grosso modo, les pollutions peuvent connaître des solutions techniques. Quand on pollue, on peut imaginer qu'en changeant nos modes de production, on peut au moins polluer moins. Donc, en d'autres termes, à un problème de pollution, on peut répondre par le fait de produire mieux. Si je regarde les autres problèmes, et ils sont très différents, ils sont associés à la hauteur des flux sous-jacents à nos activités économiques. Flux d'énergie d'un côté, flux de matières de l'autre. Et là, ce n'est plus une question de produire mieux. De dire, mais si, on va avoir des gains de productivité. Eh bien, non. On sait cela depuis Jivans. Effectivement, lui, il l'avait bien compris. Plus on améliorait le rendement des machines à vapeur, et plus finalement il était facile d'en acquérir, de les utiliser, etc. Et au bout du compte, on utilisait plus de vapeur. Donc, là, ce n'est pas un problème de produire mieux. Le problème est la solution, entre guillemets, parce que ce n'est franchement pas simple, ce serait de produire moins et de consommer moins. Et donc, tant qu'on dit le mot pollution, on ne dit pas qu'il conviendrait de produire moins et de consommer moins. Or, c'est bien ce que nous disent les autres problèmes. Donc, on voit bien qu'avec le mot pollution, là aussi, comme avec le mot risque, comme avec l'expression crise écologique, on redescend le niveau de difficultés. >> Voilà, nous arrivons maintenant aux conclusions de cette vidéo. Et dans cette vidéo, nous avons vu l'importance des mots pour qualifier nos problèmes environnementaux. On a relevé plusieurs distinctions. La première distinction que nous avons relevée, c'est le fait que nous ne traversons pas une crise, c'est-à-dire, nous ne traversons pas un moment, un court passage entre deux normalités. Mais, nous sommes en train de véritablement basculer dans un état jamais expérimenté de la Terre, et ce pour une durée très longue. Le deuxième point, c'est tout ce qui avait trait au risque. On l'avait vu, la notion de risque renvoie à des dommages circonscrits, à des dommages qui sont mutualisables et pécunièrement compensables. Ce qui n'est nullement le cas des dégradations du système Terre. C'est pourquoi il convient alors de parler de menace. Et finalement, le troisième point de cette vidéo concernait les problèmes de pollution. Et là, on l'a vu, les problèmes de pollution ne constituent qu'un aspect réduit des problèmes que nous connaissons, lesquels pour l'instant découlent de la perturbation des grands flux du système-Terre : carbone, azote, et j'en passe. Merci d'avoir regardé cette vidéo. [MUSIQUE] [MUSIQUE] [MUSIQUE]