[MUSIQUE] Bienvenue dans cette vidéo intitulée : Le rapport au risque des bodybuilders. Cette vidéo a 2 objectifs. Le premier est de comprendre comment le rapport au risque des bodybuilders se transforme au cours de leur carrière. Le deuxième est d'être capable d'identifier les principaux processus qui modifient les perceptions du risque des bodybuilders. Le rapport au risque des bodybuilders est particulièrement intéressant à comprendre comme effet de la conversion, que nous avons analysé dans la vidéo précédente. Il est en effet surprenant de constater que les bodybuilders alors, qu'ils sont en généralement informés des risques liés à la prise de produits dopants, sont nombreux à en consommer. Nous avons identifié 7 facteurs qui contribuent à expliquer une modification du rapport au dopage. Le premier facteur est un déplacement des normes qui fait du dopage une pratique ordinaire. Ce déplacement se fait en 2 étapes. La première porte sur un déplacement des normes, qui se caractérise par l'adoption de nutritions spécifiques, lors des débuts de la pratique. Un nouveau façonnage du corps, ne se limitant pas à l'entraînement physique, s'opère progressivement. L'usage des compléments alimentaires est totalement normalisé dans l'enceinte des salles de fitness. Les produits, tels que les protéines en poudre, les acides aminés, les créatines ou les brûleurs de graisse sont systématiquement commercialisés dans les salles. Les publicités qui vantent l'efficacité de ces produits, inondent également les magazines de l'univers du muscle, et l'usage des compléments alimentaires est courant, chez une majorité de pratiquants. La deuxième étape de déplacement des normes est à l'œuvre dans la communauté des bodybuilders, elle a pour effet un usage de produits dopants. La qualité musculaire, exigée durant les concours, semble nécessiter l'aide de ces produits. Par exemple, Serge, un bodybuilder qui nous avons interrogé, suggère qu'il n'y a pas d'alternative. Il nous dit : stéroïdes anabolisants, des trucs comme ça, oui, oui forcément, tu y passes, tu es obligé, à moins de vouloir finir onzième sur dix, tu es obligé, parce que tout le monde en prend. Le deuxième facteur explique le développement d'un sentiment de contrôle des risques. L'engagement dans des pharmacopraxis plus poussées, n'est pas celui de têtes brûlées prêtes à tout pour faire du muscle. Dans son livre, Bodybuilding, drugs and risk, le sociologue Monaghan identifie une expertise certaines chez les pratiquants. Ils mobilisent des connaissances sur l'entraînement, la nutrition, la physiologie, les pharmacologies, la récupération, etc. L'acquisition de cette expertise donne au bodybuilder le sentiment d'un contrôle important sur la production du muscle. Les consommations de produits entrent, donc, dans un univers de pratiques, qu'ils pensent pouvoir maîtriser. Le troisième facteur qui modifie la perception de la pharmacologie est une délégation du risque à des prescripteurs et des préconisateurs. Un dispositif d'information est construit par des personnes plus engagées dans une carrière de bodybuilder. Le bodybuilder non initié à l'usage de ces produits est souvent guidé par des pairs plus expérimentés, notamment pour les méthodes d'administration. L'injection n'est pas une action coutumière et nécessite donc un apprentissage. Serge, par exemple, fait confiance à un ami préconisateur de produits. Il nous dit : c'était un ami plus expérimenté que moi, qui m'a fait la première injection, parce que moi, je ne savais pas comment faire et puis, je ne voulais pas merder le truc, c'était important. Les responsables de salle ou les préparateurs, en qui les pratiquants ont confiance, sont fréquemment utilisés comme source d'expertise sur l'usage des produits. C'est le cas de Guillaume qui nous dit : alors moi, ça a toujours été un préparateur qui a les connaissances et qui me disait quoi prendre, comment, quand, et à quelle heure. Les figures de référence, l'entraîneur en particulier, initient aux produits et en conséquence, cautionnent leur utilisation. C'est aussi ce que Guillaume nous dit : il m'avait vu, et puis, il m'a fait : mais, tu as déjà pris des produits? Je lui fais, non, j'en ai jamais pris. Il me fait : bon, eh bien, on va démarrer gentillement alors. C'est vrai que l'on a démarré avec des toutes petites doses, et puis, on a augmenté, augmenté, augmenté. Cette délégation de l'expertise au préparateur institue celui-ci en véritable prescripteur de confiance. Il est perçu comme dépositaire d'un savoir spécifique que les pratiquants connaissent et reconnaissent. C'est des encyclopédies ces gens-là , affirme un autre pratiquant interrogé. Le jeu des prescripteurs et des préconisateurs se cumule avec le développement de sa propre expertise sur les produits et les techniques. En conséquence, cela favorise une banalisation d'une nouvelle pratique pharmacologique. Les connaissances sur les dosages, les durées, les cures sont également des éléments, qui permettent aux bodybuilders, de développer un sentiment de maîtrise des risques. Cette culture pharmacologique contribue à hiérarchiser les produits dopants, et donc, à donner les sentiments que la consommation des produits en bas de liste, est anodine. De plus, de nombreux bodybuilders s'en remettent à des médecins afin de contrôler leur état de santé, ce qui leur permet aussi de renforcer le sentiment de contrôle des risques. C'est le cas de Guillaume qui affirme : alors, moi, j'ai un médecin du sport avec qui, je n'ai pas de secret. Et puis, on fait toujours un contrôle avant et après la compétition. Donc, dans le contrôle, on fait prise de sang, le check-up complet, échographie du cœur et puis, électrocardiogramme. Donc, ça, c'était un point d'honneur, et j'ai dit, toujours dit, si on me dit qu'il y a un problème quelque part, j'arrêtais tout. Guillaume est rassuré par son suivi médical et cela lui permet prendre des produits, en ayant le sentiment de réduire les risques. Quatrième facteur est un processus de neutralisation qui est en lien avec un travail de banalisation des pratiques. Comme Léo qui nous dit : donc, moi, je n'ai rien à cacher, on sait que c'est le sport de compétition de haut niveau, on passe tous par là . J'entends, mais faut pas rêver, vous croyez, quoi, les stars du tennis qui jouent 3 heures, sous 40 degrés, tournent à l'eau plate? Léo minimise les risques en faisant du dopage une norme universelle. Un cinquième facteur est une façon de changer les perceptions et ainsi de renforcer le sentiment d'expertise par la dénonciation des novices. Les utilisateurs moins avertis, qui semblent brûler les étapes, sont dénoncés par des propos alarmistes et stigmatisants. Pour les personnes qui se sentent experts, l'accès aux produits se mérite et leur usage n'est légitimé que si l'athlète a atteint un certain niveau de pratique et acquis une expertise significative. Les propos sur les choix relatifs aux méthodes d'administration des produits sont l'occasion de rappeler les frontières entre experts et novices. Ceux qui par exemple qui refusent les seringues, parce qu'ils n'ont pas l'expertise, ils prennent les produits de façon orale. Kévin affirme ainsi : oral, c'est ce qu'il y a de pire, oral, c'est juste parce que les gens ont un peu peur et puis, en termes de résultats ça ne va pas directement dans le sang, ça te nique le foie, par intra, il n'y a rien de mieux. En clair, le gars qui veut faire ça, autant qu'il le fasse bien. Serge part du même principe : l'oral, tu perds beaucoup en passant par le foie et puis, c'est très toxique. Alors, c'est sûr que l'injection, c'est chiant, mais bon, voilà . Pour Serge, les experts savent prendre les produits, et les novices prennent des risques. En conséquences, Serge se donne bien le sentiment du contrôle des risques, par la critique portée par les pratiques des novices. Le sixième facteur correspond à un changement des perceptions et conduit à la normalisation du dopage, dans le milieu du bodybuilding. Au-delà d'une prévention des risques physiques, il faut découvrir la culture du bodybuilding pour comprendre pourquoi les bodybuilders consomment des produits. Contrairement aux autres sports, dans le bodybuilding, le dopage n'est pas considéré comme une tricherie. Il n'appelle donc pas l'opprobre des autres pratiquants et dirigeants du milieu. Le dopage ne dévalorise en rien les performances, ni le travail accompli, et ne menace pas les pratiquants d'un discrédit symbolique, contrairement aux sports traditionnels. Par exemple, Léo n'imagine pas une performance sans soutien chimique. En fin de régime, il nous dit : on est à moins de 50 grammes d'hydrates par jour, et on pousse des charges extrêmes, alors sans substances chimiques ce n'est juste pas possible, ce n'est juste pas possible. Enfin, le dernier facteur est une expérience enchantée du corps. Si malgré les processus de normalisation des risques, des doutes peuvent exister, les sensations de puissance que procure la consommation des produits, et l'ivresse des moments de compétition semblent permettre de les surmonter très facilement. Un pratiquant en témoigne : je ne dirais pas que tu te sens un surhomme, mais pas loin. Et il rit en même temps, en disant ça. Et les prestations scéniques lors des concours sont narrées par les bodybuilders comme des moments d'apothéose, d'accomplissement total et de reconnaissance par leurs pairs. Mais ce sont aussi les sentiments d'un corps exceptionnel que les pratiquants ressentent lors de la prise de produit, comme Guillaume qui nous dit : quand on attaque avec la testo, et tout ça, on a l'impression de pouvoir arrêter un bus avec la mâchoire, c'est vraiment une satisfaction de grandeur, de puissance. En conclusion, il faut savoir se détacher de nos propres représentations pour comprendre que les bodybuilders ne sont pas des individus irrationnels, qui ne se posent aucune question sur les risques liés à l'usage des produits. Mais, c'est bien parce qu'ils sont convertis, qu'ils adoptent une nouvelle culture, qu'ils adhèrent à un certain nombre de croyances du milieu que leur rapport à la pharmacologie se transforme. Dans la prochaine vidéo, je vous propose de vous faire comprendre une autre culture, celle des cyclistes, dans laquelle le dopage a joué un rôle important. Mais là aussi, comme pour le bodybuilder, il s'agit de comprendre et non de dénoncer, ni de cautionner les pratiques. Merci de votre attention. [MUSIQUE]