[MUSIQUE] [MUSIQUE] Bienvenue dans cette vidéo intitulée : la prise de produits comme pratique ordinaire. Cette séquence a deux objectifs, d'abord de mettre en cause quelques croyances liées au dopage, ensuite de comprendre que la prise de produits fait partie des techniques ordinaires de rationalisation de la performance sportive, des techniques qui font assez peu débat, au moins jusqu'aux années 45. Commençons par remettre en cause quelques croyances afin de dépasser le sens commun et de penser le dopage comme une norme sociale. Le dopage semble être une évidence largement partagée : doper, c'est tricher en prenant des produits destinés à améliorer la performance. Tout le monde se dit que ce n'est pas bien, qu'il faut d'abord identifier les tricheurs, puis qu'il faut sanctionner pour lutter contre le dopage. Cette conception repose sur trois erreurs. Premièrement, on pense que le dopage est un invariant historique, qu'il a toujours existé, que les grecs utilisaient déjà des produits. Deuxièmement, on pense que le dopage est simplement lié à un manque d'éthique et de caractère, que les vrais sportifs ne se dopent pas, que le dopage ne fait pas partie du sport. Enfin troisièmement, que la motivation principale pour se doper est l'argent, qui corrompt l'esprit et les valeurs du sport. Ces trois croyances reposent sur des incompréhensions. La première erreur vient de la confusion entre usage de produits et dopage. Les grecs utilisaient effectivement des produits pour améliorer les performances mais personne n'évoque le dopage. L'usage des produits à la fin du XIXe n'est pas non plus qualifié de dopage à cette époque. Ainsi, on ne peut pas parler de tricheurs ni d'un manque d'éthique ou de caractère à la fin du XIXe siècle, puisque la prise de produits correspond simplement à une des techniques d'amélioration ou d'expérimentation de la performance. Dire que les vrais sportifs ne se dopent pas est faux historiquement. A moins de considérer que les sportifs qui ont pris des produits du début des compétitions à aujourd'hui, dont la plupart n'ont pas été sanctionnés, ne sont pas des vrais sportifs. Par ailleurs, les organisations sportives, les fédérations et les états ont longtemps organisé le dopage. Il ne s'agit donc pas simplement de tricheurs, de sportifs qui manquent de caractère, mais bien d'une culture de la production des performances à laquelle contribuaient de nombreux acteurs du sport. Enfin affirmer que c'est l'argent qui corrompt est une troisième croyance, ce n'est pas une explication suffisante. Il suffit de penser aux amateurs qui consomment des produits, aux sports peu médiatisés qui ne permettent pas de se professionnaliser, ou encore aux bodybuilders qui souhaitent seulement changer leur apparence. Il est donc indispensable de prendre de la distance avec les nombreuses croyances pour comprendre le dopage. Il faut aussi comprendre que la prise de produits est une technique ordinaire de rationalisation de l'entraînement jusqu'aux années 1945. Et le premier des moyens de prendre de la distance est de donner quelques repères socio-historiques. L'histoire nous montre comment les normes se sont construites, et comment ce qui était jugé ordinaire à une époque est condamnable à une autre. L'histoire nous permet de voir comment le sport, les sciences, les évènements, les médias, la politique ou encore l'économie interagissent sur le processus de fixation des normes de dopage. Je ne peux évidemment pas vous expliquer cette histoire en quelques minutes, je vous renvoie pour cela aux ouvrages de Paul Dimeo et de John Hoberman qui en traitent de façon détaillée. Mais je voudrais en souligner quelques points saillants. Le premier est de considérer la prise de produits comme un des éléments de la rationalisation progressive de la production de la performance. Hoberman montre que la prise de produits fait partie de l'intérêt des physiologistes pour le sport à la fin du 19e siècle. Il montre aussi que la performance sportive a moins d'importance à la fin du XIXe siècle que l'étude de l'organisme humain. Durant les courses de 6 jours de cyclisme des années 1890, les cyclistes consommaient de l'héroïne, de la cocaïne, de la strychnine, mélangé à du sucre. Il aurait semblé inconcevable de sanctionner la prise de ces produits. Cette consommation faisait partie des techniques d'amélioration de la performance et cela ne posait pas vraiment de problème. Des produits stimulants tels que le vino-kolafra, une sorte de potion énergétique, sont recommandés aux cyclistes pendant les courses longues. On pourrait se dire que c'est une preuve que les cyclistes sont dopés dès la fin du XIXe siècle. Mais pas du tout, ce sont des produits stimulants qui sont recommandés aussi aux alpinistes après avoir atteint des sommets, aux pasteurs après de longs sermons, aux médecins après recouvrement de leurs factures et même aux danseurs après deux heures de valse, et cetera. On prend des produits dans toutes sortes d'activités avec l'idée de rationaliser la production des performances. On le fait dans le sens d'un progrès et de l'idée qu'un soutien physiologique est utile. Et cela ne pose aucun problème. C'est perçu très positivement, parce que cela fait partie de la mobilisation des sciences au nom du progrès. C'est dans ce contexte et par rapport à ces dispositions mentales qu'il faut comprendre la prise de produits dans le sport. Par exemple, en 1924, le journaliste Albert Londres interroge les trois frères Pélissier. Ce sont des champions cyclistes du début du XXe siècle, d'ailleurs Henri Pélissier est vainqueur du Tour de France en 1923. Ainsi, ces trois cyclistes peuvent sans crainte évoquer leurs techniques de soutien sans risquer l'exclusion du Tour de France. Dans l'entretien publié dans le journal Le Petit Parisien le 27 juin 1924, Henri Pélissier affirme ainsi : nous souffrons du départ à l'arrivée, vous voulez voir comment nous marchons? Tenez. Il sort une fiole de son sac, il la tend au journaliste Albert Londres et dit : ça, c'est de la cocaïne pour les yeux, ça, c'est du chloroforme pour les gencives. Puis son frère, Ville, vide sa musette et ajoute : ça c'est de la pommade pour me chauffer les genoux. Et des pilules, vous voulez voir des pilules? Tenez, voilà des pilules. Ils sortent trois boîtes chacun et en les montrant aux journalistes, Francis dit : nous marchons à la dynamite. Bien sûr, il faut situer les propos des frères Pélissier dans leur contexte. Les frères Pélissier s'adressent à un journaliste de façon délibérément provocatrice, et il semblerait que le journaliste ait repris un peu naïvement leurs propos, mais on ne s'offusque pas, à l'époque, d'une prise de produits parce que l'on estime que les efforts sont énormes. Les frères Pélissier font comme les autres coureurs, ils sont inventifs en quelque sorte, et utilisent des techniques qui leur permettent de faire le Tour de France jusqu'au bout, et de le gagner. Les critiques sur les frères Pélissier sont mineures. La question majeure qui anime le sport est celle de l'opposition entre professionnalisme et amateurisme, pas celle du dopage. Bien sûr, les premiers questionnements sur le dopage émergent dans les années 1920 à 1945, mais ils apparaissent au milieu d'autres critiques portant sur d'autres dérives supposées du sport. Ainsi, en 1923, Pierre de Coubertin dénonce, dans un discours prononcé lors de la séance inaugurale de la session du CIO, la politique qui tend à s'emparer du sport, le mercantilisme grandissant autour des champions, l'idolâtrie du sport, bouleversant la hiérarchie des valeurs, le chauvinisme, la brutalité, le surmenage, le surentraînement et le doping. Son discours met au même niveau le dopage, la brutalité ou encore l'excès d'entraînement, et relativise de fait la question du dopage comme le problème important. En conclusion, on peut dire que même s'il y a une première interdiction du dopage en 1928 en athlétisme, les controverses au sujet de l'usage des produits sont mineures. Deuxièmement, prendre des produits ne fait pas vraiment débat et ne pose pas de problème à cette époque-là. Les pratiques d'amélioration des performances sportives sont présentes dès le début du sport. Troisièmement, de toute façon cette interdiction de la Fédération internationale d'athlétisme est seulement une interdiction de principe. Il n'y a pas de définition claire du dopage. Il n'y a ni politique de lutte contre le dopage, ni moyens de contrôle du dopage, et surtout, quatrième point, c'est que le dopage n'a pas du tout le même sens qu'aujourd'hui. C'est encore un des moyens assez légitime de produire des performances. Merci d'avoir suivi cette vidéo. [MUSIQUE] [MUSIQUE]