[MUSIQUE] [MUSIQUE] Bienvenue dans cette vidéo intitulée Devenir bodybuilder et consommer des produits. Comme nous l'avons vu dans la vidéo précédente, pour dépasser l'association entre dopage et faute individuelle, nous proposons de comprendre les pratiquants de bodybuilding. Cette vidéo a trois objectifs. Il s'agit d'être capable d'être critique par rapport aux stéréotypes qui expliquent l'engagement des individus dans la pratique du bodybuilding. Deuxièmement, d'identifier différentes façons d'analyser l'engagement dans le bodybuilding. Troisièmement, de comprendre l'adhésion au bodybuilding comme un processus de conversion qui explique que des personnes relativement ordinaires deviennent consommateurs de produits dopants. Ce travail s'appuie principalement sur des recherches que j'ai effectuées avec Ronan Coquet à l'Université de Lausanne, et avec le soutien du Fonds national suisse de la recherche. Je parlerai donc surtout des bodybuilders suisses. Quel sens donner à l'engagement dans le bodybuilding? Plusieurs explications sont mobilisées pour essayer de comprendre pourquoi les bodybuilders consomment des produits dopants. La première est l'explication économique. A priori, on se dit que le dopage est en lien avec des profits économiques. Or, il n'y en a pas, ou presque pas dans ce sport. La deuxième est de dire que c'est à cause du prestige des compétitions que les bodybuilders se dopent. Mais le constat est qu'en Suisse, l'audience du bodybuilding est très limitée. Les profits symboliques ne sont pas en lien avec une médiatisation large. Mais, cela n'exclut évidemment pas des formes de reconnaissances entre pairs. La troisième explication est d'affirmer que c'est pour avoir de beaux muscles sur la plage ou pour séduire dans la vie de tous les jours que les bodybuilders sont motivés à prendre des produits. Mais ce n'est pas vrai non plus. Les bodybuilders sont souvent embarrassés par leurs muscles hypertrophiés. Le muscle peut être gênant, voire même stigmatisant, notamment pour les femmes. Une quatrième explication plus inspirée des recherches repose sur le constat d'un rapport au corps problématique à l'adolescence. La plupart des bodybuilders n'aimaient pas leur corps. Ils et elles se sentaient trop maigres, ou en surpoids. Mais si ce constat est récurrent, il est aussi commun à beaucoup d'autres adultes qui pourtant ne pratiquent pas le bodybuilding. L'explication n'est donc pas suffisante. Cinquièmement enfin, dans le prolongement de l'idée d'un rapport problématique au corps, il y a une explication plus psychologisante. Puisqu'on évoque souvent une dimension narcissique, assimilée à un amour de soi. En fait, cette interprétation nécessite de faire deux remarques. D'abord, c'est que le narcissisme est souvent compris comme un amour excessif de soi. Or, c'est aussi un des fondements de la confiance en soi. Pour le bodybuilding, c'est donc un narcissisme défaillant qui expliquerait la faible confiance en soi des pratiquants. La quête de la confiance passerait alors par la pratique du bodybuilding. Il s'agit de comprendre maintenant les motifs d'accès au fitness. On peut dire qu'il existe des dispositions au sens du sociologue Pierre Bourdieu, à la pratique du fitness et de la musculation. Ce sont des déterminismes sociaux assez classiques, d'âge, de sexe, de milieu social, et de culture. Mais, les éléments sociodémographiques ne suffisent pas à comprendre. Il faut aussi observer plus précisément pourquoi les personnes commencent à pratiquer. Une première motivation est effectivement de se conformer à des normes esthétiques. C'est le cas de Diégo, une des personnes interviewées dans l'enquête réalisée avec Ronan Coquet. Il nous dit, j'étais un grand tas de saindoux. Alors, en me voyant dans la glace, je me suis dit non, cela ne peut plus aller. Ou d'autres qui affirment, j'ai commencé parce que j'étais grosse. Donc, j'ai commencé comme cela. Faire un régime, m'entraîner. Mais la motivation des bodybuilders n'est pas seulement pour se conformer à des normes esthétiques. Un deuxième type de motivation peut être identifié. Léo se sent trop peu musclé pour sa pratique du hockey sur glace. Il dit avoir commencé le fit pour se muscler. Parce que je ne faisais que 60 kilos. Dans ce deuxième cas, il s'agit de se conformer à des normes sportives. Enfin, un troisième motif est type hygiéniste, comme Béatrice, qui souhaite simplement se tenir en forme. On a donc trois usages différents du fitness, par des esthètes, des sportifs, des hygiénistes. Les trois usages correspondent à des personnes ordinaires, qui ne souhaitent pas a priori faire du bodybuilding. Il y a donc un mystère à résoudre pour comprendre comment des gens ordinaires prennent le goût du muscle. C'est en effet mystérieux de voir ces personnes ordinaires se transformer et utiliser des produits dopants. Alors, quel modèle explicatif de l'engagement dans le bodybuilding? La première interprétation serait de suivre les réflexions du sociologue Christopher Lasch, dans son livre The Culture of Narcissism. Il montre que le narcissisme a une dimension sociale. Ce narcissisme correspondrait à un repli en conséquence de l'effondrement de l'autorité, et des sources d'identification normatives. Cette socialisation, moins normative au sens classique, imposerait à chacun de construire ses normes. La consommation serait en toile de fond de cette sous-socialisation, comme modèle sollicitant, plutôt que contraignant. Entrer dans une carrière de bodybuilder serait donc un moyen de construire ses propres normes, en puisant dans la socialisation très normative du bodybuilding. Tant en ce qui concerne les régimes alimentaires, que l'entraînement et la consommation de produits. Mais, si ce modèle est en toile de fond, il n'explique pas pourquoi la plupart des pratiquants de fitness et de musculation ne deviennent pas bodybuilders. Il n'y a qu'une minorité d'entre eux qui le deviennent. Deuxième modèle explicatif qui nous semble plus pertinent, est d'étudier comment les pratiquants ordinaires se convertissent. On peut en effet parler de conversion, presque dans le sens religieux, pour expliquer les transformations des personnes ordinaires en bodybuilders. Comme Guillaume qui nous dit, non, non, j'étais parti dans le but de faire un sport, de, déjà de perdre un peu de poids, de me restructurer un petit peu. Mais non, en aucun cas, la compétition était de rigueur. A l'image de ce que nous décrit le sociologue Charles Suaud, dans son livre intitulé La Vocation Conversion et reconversion des prêtres ruraux, c'est par le travail du corps que se façonne progressivement l'emprise de la pratique et l'intégration dans la communauté. Pour les bodybuilders, cela ne se fait pas sur le modèle du changement radical, mais plutôt dans un processus, avec une emprise progressive de la pratique sur les différentes composantes du corps. Non seulement tous les muscles sont progressivement travaillés par la pratique, mais le changement est aussi moral. Le bodybuilder ne pense plus son corps de la même façon. Mais il ne pense plus non plus le monde de la même façon. Toute son activité est progressivement tournée vers son corps. Une nouvelle morale, et de nouvelles normes caractérisent ces convertis. Ils ne font pas que s'exercer. Ils adhèrent à une conduite de vie ascétique, faite de plans d'entraînements exigeants, de régimes alimentaires très stricts, et de pharmacopraxis. Le langage, la façon de penser, et même le quotidien change. Par exemple, au début de l'enquête, je voulais donner rendez-vous à un bodybuilder au restaurant. Il me dit que ce n'est pas possible, parce qu'il ne peut pas manger au restaurant. En effet, lors de notre rendez-vous, au milieu de l'après-midi, il s'excuse et me demande s'il peut manger et sort cinq tranches de jambon qu'il avale rapidement. Puis une boîte contenant une quantité impressionnante de riz, qu'il avale à peine plus lentement. L'emprise sur les activités quotidiennes est donc très forte. Et toutes ces activités semblent rationalisées autour de la production du muscle. Ces processus internes de conversion par le travail du corps sont complétés par d'autres éléments plus externes. Il y a bien sûr une valorisation dans des médias spécialisés, mais ce n'est pas ce qui est important au moment de la conversion. On a pu identifier deux voies de conversion au bodybuilding. La première, que l'on a appelé consonnante, est que le muscle est valorisé dans un environnement familial et professionnel. C'est le plus souvent le cas des milieux populaires, de personnes peu diplômées, souvent actives dans les milieux de la sécurité, qui trouvent là une valorisation qui résonne avec leur milieu social. Comme c'est le cas de Quentin, qui travaille dans la sécurité, et qui dit que cela me met bien dans mon habit. Dans mon habit de la sécurité que je mets tous les jours. Cela me rend, cela me rend à l'aise. Je suis bien, oui, je suis bien dans mes habits. Je sens que j'occupe le polo. C'est con à dire. La seconde voie de conversion est plus atypique. On peut la qualifier de plus introspective, des personnes plus souvent diplômées que les autres bodybuilders, dont le milieu professionnel ne valorise pas la force, mais qui ont en commun d'avoir été fragilisées. Et le bodybuilding est souvent utilisé comme une façon de faire face à cette vulnérabilité. C'est le cas de Léo. Léo est un ancien responsable adjoint dans une grande entreprise. Il se convertit au bodybuilding suite à une reconfiguration de sa vie sociale sur de nombreux plans. Divorce, burnout et licenciement. L'investissement intensif dans la pratique de la musculation lui donne le sentiment de prendre davantage assurance dans une situation de grande vulnérabilité. Et il le constate. Il nous dit, disons que cela m'a permis d'avoir une meilleure assurance en moi aussi, dans la vie de tous les jours. Et en fait, je ressentais ce bien-être, justement, qui faisait que oui, cela me plaisait, oui, oui. C'est aussi le cas de Kevin. Il mentionne son vide existentiel, et comment le bodybuilding l'a fait se sentir bien. Il nous dit, j'avais 18 ans. Je n'avais aucune activité. C'était mon, j'avais une vie qui était, oui, qui était un concentré sur le travail, sur la galère, sur les jobs que je faisais après le travail. J'avais une vie qui était vide. Je n'avais aucun hobby. Et cela m'a permis de trouver un truc pour lequel je me reconnaisse. Putain, je me suis jamais senti aussi bien de ma vie que ça! Le cas de Kevin atteste bien de l'usage du bodybuilding pour donner un sens à sa vie. On le constate lorsqu'il nous déclare se sentir bien grâce au bodybuilding. En conclusion, on peut dire qu'il faut se détacher d'un certain nombre de croyances pour comprendre les processus. Plusieurs façons d'analyser l'engagement dans le bodybuilding peuvent être identifiées. L'analyse en tant que processus de conversion nous semble bien adaptée aux cas que nous avons observés. Si vous voulez en savoir plus, vous pouvez lire l'article que j'ai publié avec mon collègue Ronan Coquet. Vous trouverez un lien sur la plateforme. Cette conversion est un élément important à prendre en compte, pour comprendre comment on consomme des produits, et comment le rapport au risque est transformé par la conversion. C'est ce que nous proposons de faire dans la prochaine vidéo. Merci de votre attention. [MUSIQUE] [MUSIQUE]