[MUSIQUE] [MUSIQUE] Quand on s'intéresse au lien entre culture, éducation et pédagogie, nous arrivons rapidement sur la discussion autour du développement cognitif, autour du développement de l'enfant. Dans cette séquence, nous allons, sous forme d'un dialogue, explorer, analyser ce que dit la recherche sur le développement cognitif en lien avec la pédagogie, la culture et l'éducation. C'est vraiment un plaisir pour moi de faire ce dialogue avec le professeur Pierre Dasen à plusieurs titres. Tout d'abord, Pierre Dasen a été le directeur de ma thèse. Et en plus, je peux dire qu'il a été un petit peu à l'origine de mon intérêt sur les liens entre culture, pédagogie et éducation. Pierre Dasen donnait il y a quelques années un cours sur les savoirs informels à l'université de Genève, et c'est à ce moment-là que j'ai commencé à m'intéresser pour explorer ces liens. Quelques mots pour présenter notre invité Pierre Dasen. Pierre Dasen est professeur honoraire à l'université de Genève. Il a une longue carrière de psychologue du développement, mais aussi anthropologue en matière de recherche, formateur d'enseignants. Il a aussi une expérience internationale importante, et surtout une expérience dans les contextes où vivent des communautés autochtones, que ce soit en Afrique, en Asie et en Amérique latine. Pierre Dasen, merci d'avoir accepté notre invitation. Peut-être une première question : en tant que spécialiste du développement cognitif, dites-nous si le développement cognitif est universel, spécifique à certaines cultures, ou on retrouve les mêmes éléments dans différentes cultures? >> Merci de m'inclure dans ce cours. Je salue tous les participants. Tu me poses là une question d'emblée assez difficile. Il me faudrait au moins un cours d'un semestre sinon d'une année pour y répondre, et donc, en dix minutes, ça va être très difficile. Il y a une distinction très importante entre compétence et performance. La compétence c'est la possibilité d'utiliser un processus cognitif, et la compétence c'est de l'utiliser réellement dans une situation particulière. On peut dire qu'au niveau de la compétence, le développement cognitif est universel. On trouve la possibilité d'utiliser les mêmes processus cognitifs partout. >> Par exemple? >> Par exemple, au niveau de la théorie de Piaget, qui était mon domaine pendant un certain temps, mais aussi dans d'autres approches de la psychologie, des raisonnements, par exemple de classer les choses, de faire des classifications, d'utiliser le concept de nombres etc. >> Ces compétences sont universelles. >> Ça, c'est universel. Mais si on regarde la performance, la façon d'utiliser réellement ces compétences sous-jacentes, là, on trouve des différences très importantes, selon ce qui est valorisé dans certaines cultures. Par exemple, j'ai travaillé assez longtemps en comparant des populations qui étaient nomades chasseurs-cueilleurs, et donc qui valorisent beaucoup l'espace pour pouvoir se retrouver ; et puis, d'autres qui sont agriculteurs, qui valorisent plutôt les concepts quantitatifs. Quand on compare le développement de concepts dans ces domaines chez l'enfant, on trouve que chez les uns c'est les concepts spatiaux qui se développent plus vite ; chez les autres c'est les concepts quantitatifs, mais ils existent chez tout le monde. Donc, si on trouve les moyens de les faire exprimer, par exemple en montant une petite expérience d'apprentissage, les enfants vont apprendre en général très vite à utiliser ces concepts, même s'ils n'étaient pas valorisés dans leurs cultures. >> Donc, l'école a un rôle à jouer dans le façonnage du développement cognitif et des performances cognitives? >> Oui et non. On a des recherches, par exemple au niveau des opérations concrètes piagétiennes, qui montrent que l'école n'a aucune influence. Les non scolarisés développent ces concepts tout aussi bien que les scolarisés. Par contre, l'école, comme on travaille à l'école sur l'abstrait, favoriserait une pensée plus théorique, plus abstraite, plus hypothétique, plus généralisée. Si on prend, dans la théorie de Piaget, le raisonnement formel, celui de l'adolescence, là, on ne le trouve pas si les personnes n'ont pas été scolarisées au moins à deux années d'école secondaire. C'est aussi un peu contesté. Il y a des recherches brésiliennes qui ont trouvé du raisonnement formel chez des adultes illettrés, mais seulement dans la pratique professionnelle assez précise, et pas un raisonnement qui se devrait être applicable [DIAPHONIE] >> à des tâches multiples. >> Voilà. Sinon, là, l'école est absolument obligatoire pour ce stade particulier de la théorie de Piaget. >> Est-ce que tu peux revenir un petit peu sur une distinction entre chasseur nomade et agriculteur, où tu disais en quelque sorte que l'environnement façonne notre cognition? Est-ce que j'ai bien compris? >> Oui. La cognition c'est l'adaptation au milieu. C'est l'intelligence, c'est la façon de résoudre des problèmes posés par le milieu. Dans certaines conditions, par exemple si on est chasseur-cueilleur et on doit se diriger dans un environnement parfois assez difficile, ce sont les concepts spatiaux qui sont très importants. Si on est agriculteur et qu'on va seulement de chez soi aux champs et retour, on a moins besoin de concepts spatiaux. Par contre, on produit des biens, peut-être même en excès, donc il faut les stocker et les questions quantitatives deviennent importantes. >> Peut-être une dernière question, Pierre. Je souhaite te poser une question directe, un peu technique. Tu as fait une carrière de chercheur en psychologie. Il y a le thème des tests psychologiques. Et c'est vrai que dans ce cours, on se pose toujours la question : est-ce que l'école, est-ce que la psychologie n'est pas ethnocentrique par rapport à certaines cultures? Peut-être sur les 50 dernières années, est-ce que les tests psychologiques pénalisent certaines cultures, comme certains le croient? Qu'est-ce que tu penses de ce thème assez brûlant dans la pédagogie et l'éducation? >> Oui, par rapport à PISA, par exemple. [RIRE] C'est vrai que c'est une question qui nous a préoccupés depuis des décennies. Moi, j'ai évité d'utiliser les tests formels pour exactement cette raison-là. On a découvert que même les tests non verbaux sont marqués par la culture et un biais assez fort, ce qui fait que ce n'est pas suffisant pour résoudre ce biais. Mais quand même, les résultats utilisant des tests classiques ont montré qu'il y a finalement assez peu de différences entre les différentes cultures, et que certains tests seraient utilisables assez facilement. >> Quelle que soit la culture. >> Et puis, on a travaillé quand même beaucoup sur l'adaptation de ces tests à de cultures différentes. Il y a maintenant des connaissances, en psychologie en tout cas, importantes pour que les tests soient plus valables que dans le temps. >> Donc, la psychologie n'est plus ethnocentrique, si j'ai bien compris? >> Si, elle est quand même encore très ethnocentrique dans le sens, où même actuellement, je pense que 95 % des psychologues habitent aux États-Unis ou en Europe. Toute la recherche se fait sur la base européenne, et donc c'est quand même important qu'on vérifie les théories qu'on développe chez nous dans d'autres cultures, pour savoir si elles tiennent le coup, et les tests avec ça. >> Pierre Dasen, je te remercie infiniment pour cette interview dans laquelle on a appris beaucoup de choses sur le développement cognitif. [MUSIQUE] [MUSIQUE]