[MUSIQUE] [MUSIQUE] L'impérialisme cognitif, ou la tentation de centrer tous les savoirs sur les savoirs d'origine occidentale, et les moyens de le dépasser ou d'avoir des alternatives à cet impérialisme cognitif. C'est l'objectif de cette séquence, qui sera sous la forme d'un dialogue, et j'ai le plaisir de vous présenter mon interlocuteur aujourd'hui : Conrad Hughes. Conrad est un ami, est un spécialiste de l'éducation internationale, il est titulaire d'un double doctorat en éducation et en lettres, il est aussi à la fois chercheur en éducation mais aussi administrateur d'un campus de l'école internationale de Genève. Conrad va nous parler de son expérience par rapport à des alternatives au savoir dominant. Merci Conrad d'avoir accepté notre invitation. Je vais aller tout de suite dans le vif du sujet. Peut-être une première question : comment tu expliques que les philosophies non-occidentales et non-européennes sont pratiquement absentes de nos écoles et de nos universités actuelles? Pourquoi? >> C'est une bonne question. Déjà, les savoirs sont géopolitiques. En occident, entre guillemets parce que qu'est-ce que c'est que l'occident déjà, c'est une question de fond, on va dire dans la tradition européenne et eurocentriste, on a tendance à oublier les grandes traditions de philosophies chinoises, asiatiques, africaines, pour en mentionner peu. Il y a également une tendance à situer la philosophie dans un canon qui commence avec la Grèce antique, va parcourir les romains, la Renaissance, les Lumières, le dix-neuvième siècle, c'est une typologie assez stéréotypée. Donc la transmission des savoirs fait qu'on est un petit peu dans ce cycle, et il faut casser le cycle pour chercher ailleurs. La raison pour laquelle on étudie peu de philosophes occidentaux, c'est parce qu'on les connaît pas, tout simplement. Donc oui, maintenant on voit, il y a du Confucius, il y a du Lǎozǐ, on va peut-être toucher au Bouddhisme, des choses comme ça, mais ça s'arrête là. Donc c'est vraiment une question d'ouvrir l'esprit et chercher plus loin. >> Tout à fait. Alors, sur ce plan-là, je sais que tu es en train de porter un projet pour enseigner la philosophie à des jeunes selon des perspectives non-occidentales. Est-ce que tu peux nous parler un petit peu de ce projet innovant, finalement? >> Oui. C'est en deux parties. D'une part, lorsque nous sommes en train de regarder un paradigme, comme par exemple les Lumières, on s'efforce à traiter l'autre côté de l'histoire. Traditionnellement, on va parler des Lumières comme les droits humains, comme la Révolution française, la Révolution américaine, universalisme, liberté, l'individu, mais il y a aussi l'esclavage, il y a aussi le colonialisme, donc c'est assez hypocrite comme époque. Je pense qu'au vingt-et-unième siècle, on ne peut plus traiter l'histoire d'une manière très naïve en racontant uniquement un côté de l'histoire. Donc quand on parle de personnes comme Voltaire ou comme Rousseau, qui étaient très bien intentionnés, c'est toujours avec un certain paternalisme, qui était un courant de pensée très fort à l'époque, donc on essaye de sensibiliser nos élèves d'être des penseurs critiques par rapport à l'histoire et de voir d'autres côtés de l'histoire, comme dit l'écrivaine nigérienne Chimamanda Ngozi Adichie. D'autre part, ça c'est un volet, l'autre volet c'est, justement, enseigner d'autres traditions, d'autres systèmes de savoir, donc on regarde par exemple le système africain de Yoruba, on traite un petit peu le post-colonialisme, on va regarder le féminisme, on discute de l'ubuntu. Un des premiers philosophes qu'on traite c'est Confucius, mais en détail : on regarde ses idées du jūn zǐ, le Dào. >> Et il y a une réceptivité de la part des élèves? Ça m'étonne un peu. >> Il y a une réceptivité, c'est très intéressant. Récemment, lorsque j'ai demandé à mes élèves de choisir des philosophes dans une dissertation, j'ai remarqué que l'une de mes élèves qui est d'origine arabe et qui est musulmane, elle était très heureuse de parler de la grande tradition musulmane du Moyen-Âge et de la Renaissance ; elle a mentionné Avicenne, elle a mentionné Averroès. Donc je pense qu'il a une certaine opportunité de vraiment se situer par rapport à sa propre tradition. >> Et comment les enseignants classiques, ou traditionnels, dont on est institutions, on réagit? Je dirais, les enseignants qui ont enseigné comme on enseigne habituellement, comment ils ont réagi par rapport au projet? >> C'est un défi, d'abord parce qu'il faut sortir de sa zone de confort, il faut essayer d'approprier des histoires, une narration qui n'est pas nôtre, donc il y a une hésitation. C'est une des raisons pour laquelle il faut absolument une diversification du corps enseignant, parce que si on n'a pas des personnes qui portent avec elles ces histoires, c'est d'autant plus difficile de demander à quelqu'un d'autre de devenir spécialiste, entre guillemets, de la philosophie arabe ou de la philosophie chinoise. C'est un défi, mais il y a quand même beaucoup de bonne volonté, donc ça va dans les deux sens. Il faut ouvrir l'esprit. Il faut savoir qu'au vingt-et-unième siècle, on est là pour désapprendre et réapprendre tout, pas que la philosophie et l'histoire. >> Les maths, le français, la littérature. >> Oui, les maths : on ne peut plus parler de Pythagore ou Euclide comme les personnes qui ont inventé les mathématiques, on sait maintenant que ça vient de Babylone, ça vient d'Inde, ça vient de l'Égypte, qui sont toute une autre tradition. Donc on ne peut plus faire ça en classe parce qu'on sait plus sur le passé maintenant qu'avant, vous voyez? >> Si je te comprends bien, le message, par ce projet que tu veux faire passer, est que le savoir actuel de l'humanité est une accumulation des savoirs de toutes les civilisations? >> Absolument. >> Et ce message est alternatif? >> Il a toujours été là, il est plus nuancé. L'origine du mot chimie, l'origine du mot algèbre, algorithme, c'est pas européen. Donc cette idée que la science il s'agit de Francis Bacon et de Claude Bernard, et toute une tradition occidentale, ce n'est qu'une partie de l'histoire. C'est pas une question d'éliminer l'histoire et de la remplacer par une autre, c'est raconter l'histoire plus amplement. Donc finalement, c'est un exercice subtil dans le creusement des savoirs, d'où le défi et le fait que ce n'est pas évident. >> Tout à fait. Tu as évoqué l'ubuntu, et c'est vrai, dans ce cours on a parlé, dans certains modules, du bien vivir, j'aimerais que tu nous parles en quelques mots de l'ubuntu : comment on peut le définir et pourquoi c'est intéressant? Ubuntu ça vient des langues et de la culture nguni, donc de l'Afrique australe. On lui trouve des équivalent en Zimbabwe, partout en Afrique du sud, dans la tradition Xhosa. C'est l'idée que l'humanité est coextensive, qu'elle n'est pas individualiste. Donc si quelque chose de mauvais est fait, il s'agit de traiter ça en communauté, de restaurer la dignité de tout le groupe. Donc l'approche superficielle d'ubuntu c'est : tout le monde s'aime, on travaille ensemble. Mais quand on regarde du point de vue anthropologique, c'est ancré dans un système de croyances des ancêtres, une façon de vivre en communauté qui va très loin. C'est justement ces sociétés qui étaient remarquées par les premiers anthropologues comme un modèle qui contraste de manière très importante avec une société occidentale spécialisée où il y a une aliénation par le mode de production. Donc finalement, l'ironie c'est que, au vingt-et-unième siècle, je pense qu'on cherche quelque part, tous, un ubuntu. C'est pour ça qu'on va vers des figures comme Nelson Mandela et ces anciens systèmes de savoir. Donc c'est important d'enseigner ça aux élèves et ils aiment beaucoup ça, parce que, vraiment, ça ouvre l'esprit, ça casse avec la tradition de l'individu, des systèmes de justice rétributive, tout un savoir qui est soit empirique soit scientifique. C'est vraiment beaucoup plus des compétences sociales qui prennent le dessus. >> Et des compétences relationnelles. >> Relationnelles et interpersonnelles. >> J'existe parce que l'autre existe, je suis bien parce que l'autre est bien. >> Oui. >> Conrad, je te remercie infiniment pour cet entretien qui nous a permis d'apprendre beaucoup de choses. Merci. >> Merci. >> Pour conclure cette séquence, le dialogue avec Conrad nous a montré que, finalement, nous devons réviser nos fondamentaux par rapport à l'origine des savoirs, des savoirs académiques, des savoirs philosophiques, et on doit voir les savoirs comme une contribution cumulative de toute l'humanité. Nous avons aussi appris qu'il faut prendre au sérieux des concepts comme l'ubuntu, qui nous permettent finalement de trouver notre chemin dans un monde d'incertitude et de crises multiples. [MUSIQUE] [MUSIQUE]