Il y a 40 ans, les migrations ne concernaient que quelques pays. Aujourd’hui 3,5 % de la population mondiale migre, soit un effectif qui a triplé pendant cette période et ces migrations concernent presque toutes les régions du monde. Les flux migratoires se sont mondialisés, diversifiés et complexifiés. Commençons par quelques idées reçues : - « toute la misère du monde » se déverserait dans les pays riches aggravant la crise économique qu’ils subissent. Si l’on fait un effort de recontextualisation en remontant dans le temps, on peut voir que 60 millions d’Européens sont partis pour les Amériques entre 1820 et 1914 fuyant les pogroms, les persécutions religieuses ou politiques, les révolutions, les crises agricoles et la misère avec l’espoir d’une vie plus facile dans le nouveau monde, et que d’autres aussi sont partis faire fortune dans les colonies. Et en remontant plus encore dans le temps, on voit que c’est toute l’histoire de l’humanité qui est faite de mouvements, de rencontres et de mélanges. Mais avec l’accélération contemporaine des mobilités, de très nombreux pays sont devenus à la fois lieux d’arrivées, lieux de départs et lieux de transit, et pour certains les changements ont été très rapides comme en Europe du Sud ou de l’Est par exemple, longtemps zone de départ devenues zones d’arrivées (ou encore, dans une moindre mesure au Maroc, en Turquie ou bien, bien sûr au Mexique). Si aux sources de ces mobilités on retrouve bien la « misère du monde », les inégalités, l’absence de toute perspective et le désespoir, derrière le flou des définitions et des stigmatisations, il y a des mobilités de personnes qualifiées et très qualifiées. Globalement, ce ne sont pas les plus pauvres qui migrent, il faut de l’argent, des informations et des réseaux. Et de nouvelles stimulations à la migration s’ajoutent à la visibilité croissante des écarts sociaux, des liens transnationaux denses et fluides avec ceux qui sont partis (par les media, par internet, par les téléphones portables, par les envois d’argent). - Les migrants seraient majoritairement des hommes jeunes, non qualifiés et ruraux. C’est vrai aux générations précédentes, ces hommes jeunes et non qualifiés sont ceux qui ont été appelés pour reconstruire l’Europe ruinée par les guerres, et leur installation n’était conçue que comme provisoire. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, ils ont été remplacés par des femmes qui représentent la moitié des migrants, des mineurs isolés, des urbains qualifiés, des étudiants, des touristes, des retraités, des migrants pendulaires, etc….. En fait, ces circulations construisent un espace transnational informationnel, financier, de savoirs, de compétences et d’alternance de lieux de résidence. Un espace fait de réticularités très fines et très complexes bien loin de la caricature d’une ruée du Sud vers le Nord. Essayons d’abord quelques définitions Il existe beaucoup d’approximations et d’amalgames concernant les définitions des catégories qui composent les 250 millions de migrants recensés en 2017. Le mot migration d’abord, c’est un terme très générique, il concerne tous les types de mouvements de population impliquant un changement du lieu de résidence habituelle, quelle qu’en soit la cause et la durée. Le terme comprend donc notamment les mouvements de travailleurs, de réfugiés, de personnes déplacées ou déracinées. Les migrants maintenant, au sens propre du terme, dits migrants économiques : il n'existe pas de définition universellement acceptée, le terme s’applique à ceux qui partent librement de leur pays vers un autre dans le but d'améliorer leurs conditions d’existence matérielles et sociales, celles de leur famille et celles de leur communauté. Qu’ils soient légaux ou clandestins, qualifiés ou non qualifiés, permanents ou pendulaires. Ces migrants économiques ne sont pas protégés par le droit international et n’ont pas la nationalité du pays d’accueil. Les réfugiés maintenant et demandeurs d’asile (qu’ils soient acceptés ou déboutés de leur demande d’asile). Ce sont des personnes qui ont dû fuir leur pays en raison de conflits et de persécutions et qui sont, elles, protégées par le droit international, notamment par les Conventions de Genève de 1951. En 2017, on compte un record historique de ces déplacements. 65,3 millions de personnes ont dû fuir leur foyer, dont 21,3 millions de réfugiés parmi lesquels plus de la moitié a moins de 18 ans. Les déplacés maintenant, dont le nombre est en forte augmentation, restent à l’intérieur de leur propre pays parce qu’ils n’ont pas pu fuir plus loin, ils ne sont pas stricto sensu considérés comme des réfugiés puisqu’ils n’ont pas franchi de frontières internationales, ils continuent donc à relever de la souveraineté de leur État qui est souvent un Etat effondré, mais, au nom du droit international humanitaire, ils peuvent cependant bénéficier de l’aide du Haut-Commissariat aux Réfugiés, du Comité international de la Croix-Rouge et des ONG. Les migrants environnementaux maintenant, pour lesquels il n’existe pas de définition partagée, sont les populations contraintes de quitter leur lieu de vie temporairement ou définitivement pour cause de changements environnementaux soudains ou progressifs et qui rendent la vie complètement impossible. Alors voyons maintenant l’inscription des mobilités dans l’espace mondial. Ces deux schémas simples montrent pour le premier que les migrations Sud/Sud sont très légèrement supérieures aux migrations Sud/Nord (soit un tiers du total chacune). Dans le second, la répartition par continent, en croisant les lignes et les colonnes, montre qu’en Afrique, en Asie mais aussi en Europe, la majorité des migrations sont intracontinentales. Cette carte quant à elle, même si elle met bien en évidence le trio annoncé en introduction : mondialisation / diversification / complexification, nous montre aussi qu’il existe de grands ensembles migratoires : principalement de l’Amérique du Sud vers l’Amérique du Nord ; de l’Asie de l’ouest vers les pays du Golfe et du monde entier vers l’Europe. Ces ensembles se sont construits soit sur des liens anciens (rapports métropoles/colonies par exemple, ancienneté des filières, liens linguistiques et économiques) et/ou sur la proximité spatiale et/ou sur une relative adéquation entre l’offre et la demande de migrants (que ces emplois soient qualifiés ou non qualifiés). Dans ce panorama, la Méditerranée occupe une place particulière. Elle est traversée par une fracture démographique (au contact du monde des vieux et du monde des jeunes) ; par une fracture économique (au contact du monde des riches et du monde des pauvres) ; par une fracture politique majeure (au contact du monde des vieux Etats stables et celui des nouveaux Etat post coloniaux instables) et enfin une fracture entre le monde de la paix et celui de la guerre (probablement 460 000 morts en Syrie, plus d’un million en Irak ?). Elle reste cependant un espace où les liens et les flux perdurent malgré TOUTES les tentatives de fermeture. Et au croisement de ces fractures elle est devenue un cimetière (près de 40 000 morts probablement noyés depuis les années 1990 ?) car elle est un lieu de passages intenses dans les pires conditions, surtout entre la rive nord du Maghreb et la Sicile. Zone où les passeurs sévissent, ces trafiquants d’hommes de femmes et d’enfants, où les gardes côtes nationaux et de l’Union européenne surveillent, et où les bateaux des ONG tentent de secourir et où, malgré tout, des populations interviennent pour un accueil décent des survivants. Voyons maintenant quels sont les principaux facteurs de migrations économiques : ce sont d’abord les déséquilibres démographiques : jeunes, pauvres et sans protection ni avenir au sud et vieux, plutôt nantis et protégés au nord dans des pays dont la population totale stagne, voire diminue, et dont la part de population active diminue. C’est aussi le mal-développement : l’exode rural, l’urbanisation débridée, les désastres des politiques d’ajustement structurel avec l’absence de politiques publiques en matière d’agriculture vivrière, de santé, de formation et d’emploi et puis les prédations, la corruption et l’insécurité. Les crises politiques ensuite : les échecs des politiques de développement, l’incapacité redistributive des Etats post coloniaux faibles ou faillis, les répressions, les instrumentalisations des différences qui nourrissent les conflits internes extrêmement graves, avec des sorties périlleuses des dictatures. Enfin, les crises environnementales : le réchauffement climatique, la sécheresse, la désertification mais aussi les inondations, il est probable que d’ici 2050, leur nombre amène à un doublement de celui des migrants internationaux. Tous ces facteurs alimentent en permanence le désir et le besoin de migration vers un ailleurs, un au-delà , où, si certains sont morts, on sait que d’autres ont pu réussir et qu’un avenir pourrait y être construit. Essayons d’aborder maintenant la question des relations entre migrations et développement, elle est complexe et controversée Les flux migratoires sont des sommes de choix individuels, douloureux, coûteux et dangereux, qui s’agrègent et convergents en filières familiales, villageoises, communautaires ou diasporiques. Ces stratégies individuelles sont un palliatif aux échecs du développement comme le montre l’étude précise des remises des migrants vers leurs pays d’origine. Ces envois, fruit d’une épargne méthodique, destinés aux familles, représentent un volume trois fois supérieur à l’aide publique au développement dans les pays du Sud. La carte montre qu’en Afrique par exemple, où les points sont petits, car les migrants non seulement sont peu nombreux mais encore sous qualifiés et mal payés donc renvoient comparativement de petites sommes, en revanche la couleur est foncée, montrant la part importante de ces remises dans le Produit intérieur brut de chaque pays et donc leur caractère absolument vital. Les réseaux transnationaux familiaux, économiques et culturels sont porteurs du minimum de subsides dont les familles ont vitalement besoin pour manger, se soigner et envoyer leurs enfants à l’école, mais aussi porteurs de savoirs, de savoir-faire, des nouvelles façons de vivre de s’organiser et d’agir, de changements aussi bien dans les régions de départ que dans les régions d’accueil. Les migrants sont donc des passeurs et des bâtisseurs qui prennent en charge collectivement par la somme de leurs efforts individuels, la création des équipements de base que les Etats n’ont pas pris en charge. Cependant, les études sur les relations entre migrations et développement montrent que le développement n’implique pas la diminution des flux migratoires, au contraire, qu’il stimule les mobilités liées à l’urbanisation, à l’amélioration des formations et des connaissances. De plus, ces aides que les migrants donnent à leur communauté au prix d’énormes efforts ne règlent qu’une toute petite partie des pathologies de leur société de départ : la corruption, les prédations, l’absence ou la faiblesse d’Etat, l’insécurité et les conflits qui sont autant d’obstacles au développement auxquels ils ne peuvent pas grand-chose. Après les échecs des politiques d’aide au retour, l’idée d’un arrangement entre pays de départ et pays d’accueil, qui puisse fédérer et rentabiliser ces efforts individuels dans des politiques de co-développement, a émergé dans les années 2000. Des réussites ponctuelles n’ont cependant pas freiné les aspirations aux départs ni stimulé les retours de jeunes formés au Nord. Plus que le co-développement c’est plutôt sur le contingentement qu’ont porté les efforts avec la fermeture des frontières. Politique largement accentuée par la crise des réfugiés, dans la plus grande confusion sémantique d’ailleurs. Cet enfermement a cependant créé plus de problèmes qu’il n’en a résolus. Les murs, les gardes côtes ont signifié la fin des fluidités et achevé le processus de territorialisation -amorcé dans les années 1970- des migrants au statut précaire dans des sociétés qui les pensaient comme « de passage ». Cette territorialisation forcée a généré des clandestins et une économie parallèle mafieuse de trafic de personnes et bien d’autres trafics ; des coûts considérables de contrôles, d’édification de barrières en tous genres, de camps de rétention, de reconduites à la frontière etc…. des coûts humains qui se comptent en dizaines de milliers de morts, sans que pour autant les flux ne diminuent sensiblement. Cette priorité sécuritaire des politiques publiques n’est pas non plus parvenue à contingenter dans les pays d’accueil les peurs, peur de la perte d’emploi, de la perte d’identité, de la perte de sécurité etc, peurs cultivées et instrumentalisées par les populismes xénophobes à destination des populations les plus fragilisées par les crises économiques. Cette criminalisation des mobilités, doublée d’une ethnicisation et de phobies culturelles et religieuses, sape les fondements démocratiques des pays d’accueil et rend la discussion impossible sur les questions de la mobilité et plus généralement de la transnationalité et de l’altérité. Devant cette double impasse une gouvernance des migrations à l’échelle mondiale est donc de plus en plus nécessaire. Mais l’invention d’une forme de régulation collective, associant acteurs publics et privés, tarde à se faire…. En 2006 un rapport du Secrétaire général de l’ONU à l’Assemblée générale, intitulé « Migration et développement » pointait l’impérieuse nécessité de construire cette gouvernance, mais c’est seulement en 2013 que le poids des contributions des migrants a été pris en compte dans les objectifs de réduction de la pauvreté. Le Haut-commissariat aux réfugiés est l’agence de l’ONU qui s’occupe des réfugiés, et partiellement des déplacés, mais il n’y a pas d’agence onusienne pour les migrations de travail. L’Organisation internationale du travail s’occupe du droit des travailleurs migrants, mais la Convention de 1990 sur les droits de tous les travailleurs migrants et de leurs familles, y compris ceux en situation irrégulière, n’a été signée que par 50 Etats. L’Organisation internationale des migrations, fondée en 1951, est la principale organisation intergouvernementale (avec 166 Etats-membres) qui promeut une migration humaine et ordonnée mais elle n’est pas une agence de l’ONU. La Banque mondiale enfin a ouvert un programme sur les remises de migrants, mais globalement le niveau de connaissances statistiques, bien que s’améliorant reste insuffisant. Pour un peu plus de synergie et de cohérence, le rapport de 2006 a lancé le premier Dialogue de haut niveau sur les migrations internationales, et en 2007 le Forum Mondial sur la Migration et le Développement. Mais celui-ci est informel, non contraignant et, bien qu’en lien avec l’ONU il lui est resté extérieur. Dans un monde où tout circule avec des contraintes faibles ou sans contraintes, que ce soient les marchandises, les capitaux, ou les informations, la marche vers un droit à la mobilité pour tous conçu comme un des droits de l’homme, et pourtant mentionné dans la déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, semble encore bien longue…